By: Rezo Nodwes 13 juillet 2022
Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, mercredi 13 juillet 2022 ((rezonodwes.com))–
Haïti comprend la plus vaste communauté de locuteurs du créole au monde (environ 11 millions d’habitants) et, selon différentes sources, entre 1,5 et 4 millions d’écoliers sont scolarisés dans le secteur public (+/- 20% de l’offre scolaire) et dans le secteur privé (+/- 80% de l’offre scolaire). Le secteur de l’éducation en Haïti mobilise d’énormes ressources comme en témoigne le Partenariat mondial pour l’éducation informant que 200 000 enseignants oeuvrent dans 20 000 écoles à travers le pays. Objet d’une évaluation diagnostique à tous les étages depuis de nombreuses années par des experts nationaux et internationaux, le système éducatif national connaît de graves problèmes de gouvernance, de sous-financement par l’État, de corruption (le scandale du PSUGO entre autres), d’échec scolaire et depuis plusieurs mois l’insécurité affecte le fonctionnement d’un grand nombre d’écoles. Bernard Hadjadj, spécialiste de l’éducation et ancien représentant-résident de l’UNESCO en Haïti, est l’auteur du rapport « Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives » (UNESCO Office, Kingston, décembre 2000). Dans ce rapport, il expose qu’« En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés ». L’arrivée dans les écoles haïtiennes, au milieu des années 1960, d’élèves majoritairement de langue maternelle créole a mis en lumière la nécessité d’une didactique adaptée du créole et celle, tout aussi exigeante, de la mise à disposition d’outils didactiques et lexicographiques en langue créole. Sur le plan de l’apprentissage scolaire, l’on a assisté à l’apparition d’ouvrages en lien avec le créole et la pédagogie, élaborés notamment à l’IPN (Institut pédagogique national) qui a autrefois été créé pour soutenir la mise en application de la réforme Bernard de 1979. Ces dernières années, plusieurs éditeurs de manuels scolaires et un nombre indéterminé d’enseignants ont publié, pour l’apprentissage en langue maternelle créole, des ouvrages en lien avec les programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale ainsi que des ouvrages de didactique et de lexicographie. Parmi eux l’on trouve un dictionnaire général du créole, le « Diksyonè kreyòl karayib ».
- Brève incursion dans le sens du mot « dictionnaire »
Avant de procéder à l’évaluation lexicographique du « Diksyonè kreyòl karayib », il est utile de rappeler les principales caractéristiques du dictionnaire général d’une langue. Secrétaire générale de la rédaction des dictionnaires Le Robert et co-directrice, avec le linguiste Alain Rey, de la rédaction du Petit Robert, Josette Rey-Debove, lexicographe et sémiologue française, décrit de manière fort pertinente ce qu’est le dictionnaire général d’une langue : « Le dictionnaire général d’une langue vise à décrire l’ensemble de son lexique mais ne peut décrire la totalité des mots. Les mots qui sont choisis d’abord sont les plus courants (fréquence/répartition) ; plus la nomenclature augmente, plus les mots sont rares. Un dictionnaire général peut contenir 300 mots (ciblage enfants), 3 000 mots (aide aux étrangers) ou 30 000 (pour un adulte). Un dictionnaire général n’est donc pas un recensement total du lexique, ce sont les intentions de globalité et de ciblage qui importent. Un dictionnaire de langue, à la différence du dictionnaire encyclopédique, est un texte métalinguistique du fait qu’il parle des mots. » (Josette Rey-Debove : « Typologie des dictionnaires généraux monolingues de la langue actuelle », Quaderni del CIRSIL – 4, 2005). Les lecteurs désireux de bien s’informer de la passionnante histoire des dictionnaires liront avec profit le remarquable article du lexicographe Jean Pruvost, « Les dictionnaires de langue française : de la genèse à l’Internet, un outil pour tous » (Presses universitaires de Rennes, 2014). Lexicographe et historien de la langue française, Jean Pruvost est professeur émérite à l’Université de Cergy-Pontoise et directeur de la revue scientifique « Études de linguistique appliquée ». Il a également dirigé les ouvrages de lexicographie des Éditions Honoré Champion. Sur le registre de la « dictionnairique », les lecteurs curieux pourront aussi lire l’article fort éclairant de François Maniez, « Étude comparée de quelques dictionnaires du français en ligne » paru dans la Revue française de linguistique appliquée, vol. XXII, 2017/1.
Cette brève incursion dans le sens du mot « dictionnaire » permet de rappeler la différence qu’il y a entre un lexique, un dictionnaire et un glossaire. Selon le GDT (le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française), le « lexique » désigne « (…) la somme des mots (ou plus précisément des unités lexicales) disponibles pour un locuteur, un groupe ou une communauté linguistique donnés » ; il s’entend aussi au sens d’un « (…) répertoire qui présente une liste limitée de termes appartenant à un domaine, accompagnés de leurs équivalents dans une ou plusieurs langues, et qui ne comporte pas de définitions ». Dans la première acception du mot « lexique » l’on désigne ainsi habituellement le vocabulaire général et usuel d’une communauté linguistique donnée, tandis que dans le second il s’agit de lexiques spécialisés des termes d’un domaine particulier (par exemple les termes de l’informatique, des finances ou de la topographie). Tel que défini plus haut, le « dictionnaire » se différencie donc du « lexique » et du « glossaire ». Celui-ci désigne un « Répertoire [unilingue] qui définit ou explique des termes anciens, rares ou mal connus » ou encore un « Répertoire [unilingue] des termes tirés d’un corpus pour leur difficulté de compréhension et pour lesquels il est donné un synonyme connu ou une explication » (Grand dictionnaire terminologique). Quant à lui le « vocabulaire » désigne un « Répertoire, unilingue ou multilingue, qui inventorie les termes relatifs à un domaine, lesquels sont présentés dans un ordre soit systématique soit alphabétique, et toujours suivis de leur définition » (Grand dictionnaire terminologique). Au sens large et usuel du terme, le « vocabulaire » recouvre « l’Ensemble des mots dont dispose une personne » ou encore l’« Ensemble des mots d’une langue considérés dans leur histoire, leur formation, leur sens » (Centre national des ressources textuelles et lexicales de France).
- La lexicographie créole contemporaine
La production d’outils lexicographiques (dictionnaires, lexiques, glossaires) en langue créole est relativement récente en Haïti. Alors même qu’il est historiquement attesté que le premier « Dictionnaire français-créole » a été élaboré par Jules Faine durant les années 1930 (mais cet ouvrage n’est paru qu’en 1974 aux Éditions Leméac à Montréal), il est également attesté que c’est le linguiste Pradel Pompilus, auteur du « Lexique du patois créole d’Haïti » (Paris : sne, 1961) qui a véritablement tracé la voie à la lexicographie haïtienne contemporaine. Pradel Pompilus est aussi l’auteur du « Lexique créole-français » (thèse complémentaire de doctorat, Université de Paris, 1958). L’année 1976 a vu la publication du « Diksyonnè kréyòl-fransé » de Lodewijk Peleman (Éditions Bon nouvèl) et du « Ti diksyonnè kreyòl-franse / « Dictionnaire élémentaire créole haïtien-français » paru aux Éditions caraïbes et produit par une équipe de l’Université de Paris IV – René Descartes en collaboration avec la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti (par Henry Tourneux, Pierre Vernet, Charles Alexandre, Pierre Nougayrol). S’ensuivront d’autres titres : « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11 : 198-273, 1979) ; « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen », par Pierre Vernet et B. C. Freeman, Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1988 ; « Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne », par Pierre Vernet et B. C. Freeman, Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1989a ; « Diksyonè kreyòl Vilsen », de Maud Heurtelou et Féquière Vilsaint, Educavision, 1994 ; « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001 ; « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007). Et bien qu’il soit le plus médiocre lexique anglais-créole à prétention scientifique et lexicographique produit ces dix dernières années, il y a lieu de citer, de manière objective, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », ouvrage non daté accessible uniquement en ligne et qui est une sorte de bric-à-brac aussi fantaisiste qu’erratique élaboré sous la houlette du linguiste Michel DeGraff. Quant à lui, le « Diksyonè kreyòl karayib », publié sous la direction de Jocelyne Trouillot –enseignante de carrière et membre de l’Académie créole–, est paru en Haïti à une date indéterminée. L’exemplaire dont nous disposons ne comporte pas de date d’édition mais à la Bibliothèque Schoelcher –bibliothèque publique départementale de la ville de Fort-de-France en Martinique–, il est identifié comme suit : « Édité par la Bibliothèque nationale d’Haïti, Port-au-Prince ; Éd. CUC Université Caraïbe – 2003 ». La Bibliothèque Schoelcher répertorie également le « Diksyonè kreyol-franse / Dictionnaire français-créole » publié sous la direction de Jocelyne Trouillot et édité sans mention de date au CUC Université Caraïbe.
Sur le versant francophone de la lexicographie haïtienne contemporaine, le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » paru initialement chez Hachette-Deschamps en 1996, est aujourd’hui édité par les Éditions haïtiennes SA (EDITHA). Ce dictionnaire scolaire unilingue français prend en compte le sens des mots de la variété de français parlé aujourd’hui en Haïti et il a été rédigé par une équipe comprenant notamment Nicole Lalanne et André Vilaire Chéry. Le lexicographe André Vilaire Chéry est l’auteur d’un ouvrage rigoureux au plan scientifique, le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti », tomes 1 et 2 édités en 2000 et 2002 chez Édutex, à Port-au-Prince ; (à propos de ce livre voir notre compte rendu analytique « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry », Le National, 29 novembre 2019).
- Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot
Il existe un préalable à notre évaluation de ce dictionnaire : est-il justifié et utile d’en faire un bilan analytique public ? La réponse est oui et pour plusieurs raisons. La réflexion analytique sur tout ce qui touche à l’apprentissage scolaire des 1,5 à 4 millions d’écoliers haïtiens est légitime et nécessaire. L’évaluation analytique du matériel pédagogique en usage dans nos écoles est nécessaire et prioritaire, en particulier lorsqu’il s’agit d’ouvrages rédigés en créole. Le dictionnaire général de la langue étant un outil d’apprentissage scolaire de premier plan, il est indispensable de mettre en lumière ses qualités comme ses défauts ou ses insuffisances. L’apprentissage scolaire en langue maternelle créole a besoin d’outils didactiques et lexicographiques de référence et de haute qualité scientifique en dehors desquels l’École haïtienne ne peut pas satisfaire à l’exigence de qualité de l’éducation. Et sur le plan épistémologique, il y a lieu de rappeler avec hauteur de vue qu’« (…) il n’est pas de production de connaissance robuste et fiable hors du collectif de scientifiques qui s’intéressent aux mêmes objets, faits et questions. La connaissance scientifique doit être mise à l’épreuve et vérifiée par des collègues ou pairs compétents, à savoir ceux qui sont préoccupés par les mêmes questions ou sont pour le moins familiers de la démarche scientifique concernant la matière spécifique (…). » (« Les sciences et leurs problèmes : la fraude scientifique, un moyen de diversion ? », par Serge Gutwirth et Jenneke Christiaens, Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2015/1 (volume 74).
L’évaluation analytique du « Diksyonè kreyòl karayib » est ici effectuée selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle telle qu’elle est enseignée dans les Facultés de linguistique et telle qu’elle est mise en œuvre par les lexicographes qui élaborent les dictionnaires usuels de la langue que sont Le Robert, Le Larousse, Le Littré, Hachette, le Trésor de la langue française, USITO, etc. Ainsi, les critères d’évaluation du « Diksyonè kreyòl karayib », qui est un dictionnaire généraliste unidirectionnel, sont les suivants :
- identification de l’ouvrage (titre, auteur unique ou collectif de rédacteurs, date et lieu d’édition, nombre de pages) ; détermination du projet éditorial et du public-cible visé ; vérification de l’existence ou pas d’une « Préface » ou d’un « Guide d’utilisation » de l’ouvrage et vérification de la présence d’une notice explicative des rubriques dictionnairiques ;
- caractérisation du corpus de dépouillement, mode d’accès à ce corpus et méthodologie de dépouillement ;
- établissement de la nomenclature du dictionnaire (critères méthodologiques du choix des termes retenus, etc.) ;
- traitement lexicographique des termes retenus et consignés en rubriques dictionnairiques : catégorisation des termes (nom, adjectif, verbe, adverbe) ; définition des termes retenus en entrée, suivie d’exemples d’utilisation du terme et d’une note explicative au besoin (usages différenciés du terme par exemple) ; indication de l’aire géographique d’emploi du terme ou marque de régionalisme ; niveau de langue (s’il le faut) ; nature néologique du terme si c’est le cas ; système de renvoi du terme vers des notions apparentées.
Dans l’ensemble, le projet éditorial définit les paramètres d’élaboration de l’œuvre dictionnairique, il circonscrit en amont ses objectifs, il situe les usagers que l’on désire rejoindre (enfants ou adultes) et le type d’ouvrage lexicographique projeté (lexique ou glossaire, encyclopédie, dictionnaire unilingue, bilingue ou multilingue) ; il expose les modalités de confection de la nomenclature, qui comprend l’ensemble des termes méthodiquement classés en entrée, et qui se fait à partir de la méthode de travail en lien avec le projet éditorial ; il expose le traitement lexical des termes retenus et renseigne l’usager sur la nature du terme, sa catégorisation grammaticale, (et éventuellement son étymologie) et son sens dans un contexte d’énonciation ainsi que le niveau de langue, l’aire géographique d’emploi et les éventuels synonymes ou antonymes.
- Identification de l’ouvrage
Le titre du livre est « Diksyonè kreyòl karayib ». Il s’étend sur 316 pages et la mention « Sou direksyon Joslin Twouyo » (sous la direction de Jocelyne Trouillot) figure en page couverture. Tel que précisé précédemment, l’exemplaire dont nous disposons –et qu’il a été extrêmement difficile de se procurer en Haïti–, ne comporte pas de date ni de lieu d’édition. La Bibliothèque Schoelcher en Martinique mentionne toutefois qu’il a été publié en 2003 aux Éditions CUC Université Caraïbe. En raison de l’absence de renseignements en pages intérieures du livre, il est quasi impossible de savoir si ce dictionnaire a été élaboré par une seule personne ou par une équipe de rédacteurs et encore moins si son élaboration est l’œuvre de rédacteurs dotés de compétences connues en lexicographie. Ainsi, en seconde page intérieure du livre, l’on trouve la mention ambiguë « Ekip konpozisyon » sans que l’on sache s’il s’agit d’un collectif de rédacteurs ayant contribué à forger les définitions ou d’une équipe chargée du montage graphique de l’ouvrage. La date de parution d’un dictionnaire n’est pas un détail ornemental puisqu’elle permet de situer l’ouvrage dans l’espace-temps et d’être renseigné sur l’usage des mots à une époque donnée et sur l’apparition datée de tel ou tel terme. Un dictionnaire du 19e siècle renseigne ainsi sur l’état de la langue à cette époque et son contenu diffère sur plusieurs points d’un dictionnaire publié au XXe siècle. Par exemple un dictionnaire créole daté des années 1960 consignerait le terme « laliy » en lieu et place du « taxi » des années 1970 et il ne comprendrait pas le terme « moto-taxi » en usage dans les transports publics du début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui.
Il n’est pas attesté que le « Diksyonè kreyòl karayib » soit réellement porteur d’un véritable projet éditorial. La détermination adéquate du projet éditorial et du public-cible visé constitue l’une des grandes lacunes de ce dictionnaire. Le projet éditorial et le public-cible sont très lapidairement évoqués en première page du livre de la manière suivante : « Diksyonè kreyòl karayib se yon zouti ki devlope espesyalman pou elèv lekòl. Se yon zouti etidyan ak lòt moun k ap ekri kreyòl t ap tann depi lontan ». Privé d’une « Préface » ou d’un « Guide d’utilisation » explicites, la peu informative et courte première page du livre s’intitule « Zanmi elèv – Zanmi lektè » qui suggère vaguement l’idée « Préface ». L’énoncé de la brève première page n’atteste pas la présence d’une notice explicative des rubriques dictionnairiques, mais il a l’avantage d’indiquer en une phrase que l’on serait à la seconde édition toujours non datée de ce dictionnaire, et l’on ne sait pas ce qui différencie la première de la seconde édition. La peu informative et courte première page du livre atteste toutefois une lourde confusion conceptuelle et méthodologique quant à la nature même de l’ouvrage : il est présenté comme un dictionnaire généraliste du créole mais l’auteure évoque une orientation-compilation d’un ouvrage à teneur tantôt encyclopédique doublé d’un répertoire toponymique, de patronymes (locaux et de l’étranger) et de gentilés, tantôt un ouvrage à teneur « technique » se référant à des termes techniques introduits dans l’usage contemporain de la langue –nous reviendrons là-dessus en examinant l’organisation et le contenu des rubriques du livre. Cette lourde confusion conceptuelle et méthodologique quant à la nature même de l’ouvrage explique pour l’essentiel que l’on trouve dans ce dictionnaire, sur un même pied d’égalité, des substantifs, des adjectifs et des noms propres abusivement répertoriés au titre d’unités lexicales (Wozalvo Bobo (« Rosalvo Bobo »), bifèt, chalbari, Nefètiti (« Nefertiti », etc.).
- Caractérisation du corpus de dépouillement
Le très court texte placé en première page du « Diksyonè kreyòl karayib » n’apporte aucune information sur le corpus de dépouillement ayant précédé son élaboration. L’usager ne sait donc pas d’où proviennent les termes du dictionnaire ni quelle est la nature et la typologie des documents qui ont éventuellement été dépouillés. À titre comparatif, l’excellent « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chery comprend, à la page 19 du chapitre « Introduction », un exposé attestant que « Le travail de recherche qui a abouti au Dictionnaire s’appuie sur la collecte et l’analyse d’un important corpus de textes (journaux, revues, ouvrages, publications diverses). » L’absence d’un corpus de dépouillement, étape obligatoire et préalable à l’établissement de la nomenclature du « Diksyonè kreyòl karayib », est la seconde lourde lacune méthodologique de l’ouvrage.
- Établissement de la nomenclature du dictionnaire (critères méthodologiques du choix des termes retenus)
En première page, une courte phrase du « Diksyonè kreyòl karayib » résume pour l’essentiel ce qui aux yeux de sa rédactrice constitue la « méthodologie » de l’établissement de la nomenclature : « Lang lan te la. Mo yo te la. Travay nou fà a se kouche mo yo sou papye, epi chèche jwenn definisyon ki ale ak chak mo ». Dans son épais brouillard méthodologique dont le socle conceptuel se résume à « Travay nou fà a se kouche mo yo sou papye », aucun dispositif n’est exposé qui permettrait de comprendre selon quels principes méthodologiques les termes du dictionnaire ont été choisis et retenus. Cela aurait permis de comprendre, par exemple, pourquoi le terme « Degi » (page 51) figure en entrée alors que « Diplis », qui en est le terme définitoire principal dans la définition donnée, ne figure même pas dans le dictionnaire. Nous sommes donc en présence d’un ouvrage lexicographique pour lequel l’auteure ne fournit aucune explication scientifique quant à l’établissement et au traitement de la nomenclature. Par exemple, l’on ne sait pas pourquoi le terme « Kannòt », défini très justement mais trop lapidairement comme étant un « Ti bato », n’est pas suivi du terme « Kanntè » pourtant amplement employé dans la population dès les années 1970 – 1980. « Kanntè », issu vraisemblablement du « Canter » de Mitsubishi, désignait d’abord un type de véhicule utilisé dans les transports publics terrestres, dans le transport des marchandises et des personnes. Il désigne désormais un mode de transport maritime par voilier des candidats à la migration illégale vers les Antilles et l’Amérique. L’absence de critères d’établissement de la nomenclatureest la troisième lourde lacune méthodologique du « Diksyonè kreyòl karayib ».
- Traitement lexicographique des termes des rubriques
Contrairement à l’usage et aux règles habituelles de la lexicographie, le « Diksyonè kreyòl karayib » ne fournit aucune catégorisation des termes en entrée. Les unités lexicales habituelles d’un dictionnaire (nom, adjectif, verbe, adverbe) cohabitent à valeur égale avec les toponymes et les gentilés. Ainsi « Nikaragwa » côtoie « Pòtpawòl », « Sendika » côtoie « Venezyelyen », etc. L’ajout en grand nombre de noms de pays, de villes, de communes, de noms propres de personnes originaires d’Haïti et de l’étranger –qui ne désignent pas des notions à proprement parler–, n’a fait l’objet d’aucun critère lexicographique justificatif. L’auteure ne fournit aucun critère méthodologique justifiant le classement des noms propres, qui apparaissent d’habitude dans les encyclopédies, comme étant des unités lexicales dans la nomenclature (sur cette problématique voir : Lexis – Journal in English Lexicology, « Noms propres et lexique » / Appel à contribution, Calenda, 13 septembre 2021, https://calenda.org/908020) ; voir aussi l’étude de Jean Louis Vaxelaire (CIEL, Université Paris 7), « Nom propre et lexicographie française », Corela, décembre 2005).
La définition des termes retenus en entrée, quelques fois suivie d’exemples d’utilisation et très rarement d’une note explicative, est exacte dans un nombre indéterminé de cas. Par contre, la définition de plusieurs termes pose de nombreux problèmes : ces définitions sont souvent inadéquates ou incomplètes ou fausses et leur degré de didactisation est plutôt faible. En voici quelques exemples :
Terme | Définition | Remarques de RBO |
Nò (p. 188) | Depatman Ayiti | Définition incomplète : elle n’exprime pas la notion de « point cardinal », le Nord, qui est opposé au Sud, et elle réduit le champ sémantique d’une notion plus large à la structure administrative et territoriale d’Haïti. |
Ofanse (p. 193) | Manke dega, blese ak move pawòl. | Définition juste, les traits définitoires sont éclairants. |
Grèp (p. 102) | Ti sak twal yo sèvi pou koule kafe. | Définition juste, mais l’on n’est pas dirigé, par un explicite système de renvoi, vers les variantes « Grèk », « Grèk kafe », « Grèg » et « Grèg kafe ». |
Imòtalite (p. 106) | Sa ki rann imòtèl. | Définition partielle, qui consigne un seul trait définitoire (le processus) au détriment du résultat du processus et de l’état (la survivance éternelle) qui en découle. |
Lorye (p. 160) | Pyebwa ki sèvi pou bèlte. | Fausse définition, qui évacue la différence entre un arbre et un arbuste. Cette définition confond le terme à définir et la fonction d’embellissement (« bèlte ») qui lui est attribuée. |
Nòmalizasyon (p. 189) | Aksyon pou rann nòmal. | Fausse définition selon laquelle il s’agit d’une action destinée à « rendre normal quelque chose » alors que le terme désigne plutôt le processus servant à édicter des normes. |
En plus des lourdes lacunes relevées dans les définitions –qui ont été établies, nous dit l’auteure en page 1, avec le concours d’intellectuels haïtiens qu’elle identifie par leurs noms–, le dictionnaire ne consigne pas d’indication de l’aire géographique d’emploi de certains termes ou des marques de régionalisme, alors même que les parlers du Nord (région du Cap-Haïtien) et de l’Ouest (région de Port-au-Prince) comprennent un certain nombre de termes différents pour dénommer des notions similaires. En dépit de la présence de quelques termes régionaux tels que « Kannistè » (dans le Nord du pays) et de « Mamit » ou « Manmit » (dans l’Ouest et le Sud du pays), le dictionnaire ne fournit pas de données lexicographiques explicatives sur la variation diatopique étudiée entre autres par le linguiste créoliste Albert Valdman dans « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » (revue La Linguistique, vol. 41, 2005/1). La variation diatopique ou variation géographique exprime la tendance de toute langue parlée sur une certaine étendue géographique (même si le territoire est restreint), à se morceler en usages d’une région ou d’une zone (voir « Le français et la variation linguistique », étude non datée de Wim Remysen, Université de Sherbrooke / Articles thématiques du dictionnaire USITO). Le « Diksyonè kreyòl karayib » n’indique pas de niveau de langue ni la nature néologique éventuelle de certains termes (« se pa nou ki envante mo yo »), et il ne présente aucun système de renvoi d’un terme vers des notions apparentées. Tout cela est significatif du mode de constitution de la nomenclature (voir plus haut le paragraphe 3.3) même si l’auteure précise avoir élaboré ce dictionnaire « ak konkou anpil lòt moun » (voir le texte introductif de la page 1). Au chapitre du traitement lexicographique des termes des rubriques du dictionnaire, les définitions incomplètes ou partielles ou inexactes ou fausses indiquent qu’il s’agit d’un travail amateur privé d’un cadre rédactionnel rigoureux et modélisé. C’est là la quatrième lourde lacune méthodologique du « Diksyonè kreyòl karayib ».
En guise de conclusion, il faut prendre toute la mesure que la principale qualité du « Diksyonè kreyòl karayib » est le fait qu’il existe et que son auteure a voulu –avec les moyens du bord et c’est tout à son honneur–, doter le créole haïtien d’un dictionnaire monolingue. Le résultat est que ce dictionnaire n’est pas à la hauteur des exigences d’une démarche arrimée au socle de la lexicographie comme science d’élaboration d’outils dictionnairiques. À l’analyse objective des caractéristiques du « Diksyonè kreyòl karayib », il est avéré que la lexicographie créole doit quitter le brouillard de l’amateurisme afin de parvenir à élaborer le premier dictionnaire monolingue créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021). L’analyse des lourdes lacunes observées dans la conception même de l’ouvrage et l’absence de critères lexicographiques dans l’élaboration de la nomenclature ainsi que dans celle du contenu des rubriques lexicographiques confèrent à l’ouvrage les attributs d’un travail amateur et étranger à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Il est peu probable qu’un dictionnaire si mal conçu et si peu fiable sur le plan scientifique puisse être utile à la didactisation du créole ni d’ailleurs à sa standardisation. Pour cet ensemble de raisons, le « Diksyonè kreyòl karayib » ne peut être un ouvrage de référence dans les écoles haïtiennes ni, de manière plus générale, auprès des usagers désireux d’avoir accès à une œuvre dictionnairique créole de qualité.