By Rezo Nodwes -25 juin 2020
La petite minorité blanche d’Haïti a gagné la plus grande bataille, celle de nous avoir intégré dans la tête que nous sommes laids, mauvais, sales, diaboliques et que nous ne méritons pas de vivre et encore moins de vivre dans la dignité.
par Jude Mary Cénat
Jeudi 25 juin 2020 ((rezonodwes.com))– Je vis en Occident depuis plus de 10 ans maintenant et comme tout immigrant, je me suis fait la peau dure sur des aspects et je me suis ramolli sur d’autres. Chaque jour, j’essaie de choisir mes combats et pour certains, je ne les mène pas publiquement.
Parmi les combats que j’ai toujours refusés de mener publiquement, celui contre le racisme en est le plus important. Ne me demandez pas mes motivations à lutter contre le racisme, elles sont dans ma peau, elles sont dans le fait d’élever deux fils en Amérique du Nord, elles sont dans mon éducation parce que papa et maman se sont toujours battus contre toute forme d’injustice.
Alors que je travaille depuis plusieurs années maintenant de manière concrète sur les conséquences des discriminations raciales sur la santé mentale des jeunes des communautés noires en situation minoritaire en Amérique du Nord et en Europe, il y a quelque chose qui m’a toujours marqué et sur lequel j’ai toujours choisi de ne pas m’exprimer publiquement: le racisme en Haïti.
J’ai toujours choisi de ne pas en parler publiquement parce que j’ai toujours compris que c’est complexe, mais surtout parce que plus inconsciemment, j’ai toujours eu peur d’être traité comme quelqu’un qui jette de l’huile sur le feu ou un aigri. A bien analyser la question, j’ai compris qu’au contraire, ces deux arguments n’avaient d’autres objectifs que de nous réduire au silence sur une anormalité de l’histoire: la dominance d’une minorité blanche sur une majorité de personnes noires.
Détrompez vous, je ne parle pas d’Afrique du Sud, mais d’Haïti. Il est vrai que beaucoup de politiciens ont essayé d’exploiter la question raciale en Haïti dont les plus fameux sont Duvalier père et Aristide, mais n’empêche qu’il s’agit d’un vrai problème. Sans le résoudre, Haïti restera longtemps encore dans le sous développement et la misère. C’est encore plus vrai depuis que le racisme intériorisé s’est installé comme un fait dans la société haïtienne.
Quelques années de cela, Gaspard Dorélien avait écrit un texte important dessus, mais a dû vous faire rire parce que dans votre tête, ce n’est que parce qu’il est aigri de ne pas être plus clair de peau. Bien que je ne sois pas spécialiste de ce qui est beau ou laid, nous devrions nous inquiéter pour notre santé mentale quand nous avons, en tant que peuple noir, fini par croire que tout ce qui est beau est blanc ou à peu prêt ou tout ce qui est noir ne peut être que laid, sal et mauvais.
La petite minorité blanche d’Haïti a gagné la plus grande bataille, celle de nous avoir intégré dans la tête que nous sommes laids, mauvais, sales, diaboliques et que nous ne méritons pas de vivre et encore moins de vivre dans la dignité.
Alors que j’ai décidé de parler de la question à haute voix pendant les prochains jours, laissez moi me satisfaire à poser quelques question aujourd’hui. ⁃ Dans l’exagération, la minorité blanche d’Haïti ne représente pas 10%, mais savez vous quel pourcentage des prêts bancaires de 10 000 dollars américains et plus elle reçoit dans le système bancaire? Plus de 97% (chiffre d’au moins deux banques en Haïti)! Devrait-on alors être surpris quand Guiteau Toussaint, un banquier noir, qui a connu la plus grande réussite bancaire d’Haïti, a été assassiné ?!? S’il était blanc, des arrangements auraient été trouvés, à la place de son assassinat, comme cela a été le cas pour ce grand patron de banque de Port-au-Prince, arrêté pour blanchiment de l’argent de la drogue, gardé à vue, puis relâché pour ne pas salir sa réputation et celle de sa banque, dirait-on.
Guiteau Toussaint n’avait pas de clic dans la communauté blanche, personne ne demandera de compte, alors il était facilement « assassinable » comme tout homme noir de Port-au-Prince ou d’Haiti. C’était bien fait pour sa gueule, il n’avait qu’à être blanc ou rester dans son rôle de subalterne fait pour les hommes noirs de ce pays de… noirs. ⁃ Quel est le taux de remboursement du micro crédit en Haïti dont bénéficie la majorité noire?!? Plus de 90%. Pour avoir été dans ma jeunesse propriétaire d’une institution de micro-crédit avec Michée Charles et Donald Yves, j’ai vu des marchandes prendre des prêts risqués « ponya, voire katchapika » à 25% pour 25 jours, soit 1% par jour et arriver aisément à les rembourser. Quand nous avons lancé des prêts à 10%, notre trésorerie a été vite dépassée. Si l’insécurité nous a poussés à laisser tomber l’idée de la banque du peuple, nous ne pouvons pas reprocher aux marchands d’y être pour quelque chose parce que le taux de remboursement frôlait les 100%.
Tout cela pour vous poser deux questions : ⁃ Pourquoi selon vous la banque ne prête pas aux personnes noires en Haïti? Parce qu’ils sont plus à risque? Ou parce que le système bancaire est raciste? Ou parce que le système bancaire veut continuer à perpétuer le fait qu’une majorité noire soit pauvre parce qu’elle n’a pas de capital au début? ⁃ Pourquoi selon vous les banques ont tous créé des sous banques de microcredit pour leur clientèle noire? Ne vous voilez pas la face car aucune personne à peau claire n’a accès au microcrédit. C’est fait pour les noires du bas peuple, non? Comme vous l’auriez compris, j’ai décidé de ne plus me voiler la face. Il serait trop lâche de lutter contre le racisme en Amérique du Nord, dans un pays qui ne m’a pas vu naître, et de rester silencieux sur un crime de deux siècles où une minorité blanche décide de laisser tout un peuple dans la misère sur la base de sa couleur de peau.
J’ai décidé d’arrêter de me voiler la face sur ce qui est l’un des principaux problème du développement d’Haiti: le racisme systémique de la minorité blanche envers la majorité noire. Je vous en prie, ne venez pas me raconter vos expériences personnelles, ouvrez vos yeux sur l’expérience collective.
Jude Mary Cénat
Dr. Jude Mary Cénat est professeur adjoint au programme de psychologie clinique à l’École de psychologie de l’Université d’Ottawa. Son programme de recherche explore les facteurs associés à la vulnérabilité, au trauma et à la résilience, avec un intérêt particulier pour le rôle des facteurs culturels.
Stagiaire postdoctoral, Université du Québec à Montréal, 2018Ph.D., Université Lyon 2, 2014M.Sc., Université Toulouse II, 2011M.A., Université Toulouse II, 2010B.Sc. (mémoire) Université d’État d’Haïti, 2008