Lundi 9 décembre 2019 – Plusieurs observateurs intéressés par la problématique linguistique haïtienne ont été interloqués à la lecture du bilan quinquennal (2014-2019) de l’Académie du créole haïtien (Akademi kreyòl ayisyen, AKA) paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 4 décembre 2019 sous le titre « Akademi kreyòl ayisyen an selebre 5è anivèsè l ».
Comme pour revendiquer son souci d’exister malgré son impact illusoire sur la société haïtienne, l’Akademi kreyòl ayisyen veut faire croire, avec un bilan quinquennal truqué, qu’elle a à son actif d’importantes réalisations, notamment celle d’une institution travaillant au « respect de la langue de la population » (« yon enstitisyon k ap travay pou fè lang popilasyon an respekte kòmsadwa »). Cette fictive assertion n’est ni exemplifiée ni démontrée, pas plus que les prétendues autres « nombreuses réalisations » de l’AKA au cours des cinq dernières années.
En effet, l’article « Akademi kreyòl ayisyen an selebre 5è anivèsè l » consigne une extraordinaire mise en fiction du travail de l’AKA : « Pandan 5 lane sa yo, akademisyen yo reyalize yon pakèt travay nan kad misyon yo genyen ki se regile lang kreyòl la ». En quoi consiste donc ce large éventail de travaux ? Quelle est la signification de la présumée « régulation de la langue créole » rapportée dans l’article du Nouvelliste et dont se réclame l’AKA ? Celle-ci soutient avoir mené de nombreuses « activités de sensibilisation » (combien ? auprès de qui ? quels en sont les résultats mesurables ?) mais le bilan quantifiable de ces nombreuses « activités de sensibilisation » se fait encore attendre.
Au bilan quinquennal (2014-2019) de l’Académie du créole haïtien, l’article du Nouvelliste rapporte la première résolution prise par l’AKA sur l’orthographe du créole (« An 2016, akademisyen yo te pran premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen an »). Ce bilan passe sous silence la vive contestation de cette première résolution au sein même de l’Académie du créole haïtien et en dehors de celle-ci, illustrant de la sorte le fonctionnement opaque de l’AKA qui ne tolère guère le débat interne (voir là-dessus notre article « Crise majeure à l’Académie du créole haïtien », Le National, 2 mars 2018). Les rectifications orthographiques proposées par l’Académie du créole haïtien le 1er juin 2017 ont été contestées à l’interne et à l’externe. Ainsi, dans un virulent réquisitoire paru sur le site Potomitan le 17 février 2018, « Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen », le linguiste Michel Degraff, membre fondateur de l’AKA, s’insurge contre l’« entèdiksyon kont fòm kout nan premye vèsyon bilten Aka (oktòb 2016) selon desizyon inilateral pastè Pauris Jean-Baptiste (prezidan AKA) ». Cette décision, dit-il, va à l’encontre des travaux menés par la « Commission scientifique » de l’AKA : « Egzanp : Foto sa a se mwen epi Foto sa a se pa m. Sa se 2 fraz ki pa gen menm sans epi se fòm kout ak fòm long pwonon an (mwen oswa m) ki ede n idantifye diferans semantik la. » En dépit de la demande de rectification de Michel Degraff, responsable de la « Commission scientifique » de l’AKA, le Secrétariat exécutif de l’Académie a autorisé la publication, au nom des académiciens, du « conseil » traitant des « formes courtes » en créole. Il s’en est suivi la décision de Michel Degraff de ne pas représenter sa candidature comme membre du Conseil d’administration (KAd).
Ciblant le manque de transparence de l’AKA où des instances se prononcent ou agissent sans en aviser d’autres, Michel Degraff a également démissionné le 5 avril 2017 de son poste de coordonnateur de la « Commission scientifique » de l’AKA. Cette démission précède celle de l’académicien Frenand Léger, le 18 décembre 2017, au motif, selon Michel Degraff, d’une situation explosive à l’AKA décrite par Frenand Léger dans sa lettre de démission en termes de « biznis prive », « deriv », « koken », « magouy », « malonèt », « medyòk », « gwo ponyèt », « tonton makout », « malvèsasyon ». À propos des rectifications orthographiques proposées par l’Académie du créole haïtien, Lemète Zéphyr, professeur à la Faculté de linguistique appliquée et à l’École normale supérieure, émet des réserves quant à la résolution de l’AKA sur l’orthographe du créole haïtien. D’entrée de jeu, le professeur Zéphyr rappelle que la majorité des propositions faites par l’Akademi kreyòl ayisyen ne présentent rien de nouveau dans la mesure où elles étaient déjà appliquées dans les pratiques rédactionnelles en créole haïtien des professionnels de niveau avancé. M. Zéphyr, après analyse des différentes dispositions prises par les académiciens haïtiens, a répertorié au moins quatre principales lacunes au sein de la première résolution de l’AKA. Il s’agit selon le didacticien de faiblesses stylistiques, sociolinguistiques, logiques et phonologiques. » (« Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole », Montray kreyòl, 19 juin 2017.)
Toujours selon l’article cité du Nouvelliste, l’actuel président du Conseil d’administration de l’AKA soutient que cette micro-structure a la volonté de travailler pour que le créole occupe un « plus grand espace dans les écoles, les universités, dans l’Administration publique et privée (« Li te pwofite pou l fè konnen tou volonte akademi an pou lang kreyòl la pran pi gwo espas nan lekòl ak inivèsite, nan administrasyon piblik la tankou prive »). Il est difficile de croire que la « volonté » de faire puisse être partie prenante d’un bilan… Mais à l’aune du truquage de son bilan quinquennal, l’Académie du créole haïtien n’en est pas à une contre-vérité près… Ainsi, elle passe sous silence l’accord « stratégique » du 8 juillet 2015 entre l’AKA et le ministère de l’Éducation (« Pwotokòl akò ant Ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) », qui a été l’occasion pour l’Académie créole de se draper de certaines attributions d’aménagement linguistique alors même que la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » de 2014 ne le lui permet pas (voir, là-dessus, notre article du 15 juillet 2015, «Accord du 8 juillet 2015 –Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale ».) Aucun bilan public de cet accord, en réalité cosmétique, n’a jusqu’ici été fourni par l’AKA… Mieux : l’Académie créole est ensuite partie en guerre contre… l’État haïtien, en particulier contre le ministère de l’Éducation nationale : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle. » (« L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018.)
L’Académie du créole haïtien soutient qu’elle a de « nombreux projets » en cours, notamment une seconde résolution sur l’orthographe du créole, l’amendement de sa loi constitutive, ainsi que la publication du premier dictionnaire de terminologie juridique en créole. Dans un pays où l’amateurisme et le dilettantisme partent souvent à l’assaut de la compétence mesurable, l’annonce de la prochaine publication du premier dictionnaire de terminologie juridique en créole soulève nombre de questions légitimes. Alors même que l’AKA comprend peu de linguistes, qu’elle n’abrite pas en son sein de compétences connues et reconnues en lexicographie, en terminologie et en dictionnairique, voici qu’elle annonce la parution prochaine d’un ouvrage spécialisé dans un domaine, la terminologie juridique, où il faut une solide expertise jurilinguistique pour mener à bien des travaux scientifiques crédibles. La posture illusionniste et la fausse représentation dont se drape l’Académie du créole haïtien sont ici évidentes et elles alimentent le lourd déficit de crédibilité d’une Académie qui n’est pas connue pour la rigueur de ses travaux scientifiques. Mésaventure annoncée, la prochaine publication du premier dictionnaire de terminologie juridique créole n’est pas sans rappeler celle du projet déclaré de « Dictionnaire numérique du créole haïtien » en 2016 par un groupe d’étudiants finissants en linguistique. Dans l’article daté du 4 novembre 2016, « Dictionnaire numérique du créole haïtien : mirage, amateurisme ou labeur de haute exigence scientifique ? », nous en avons révélé le caractère irréaliste en termes très clairs. Ce projet de dictionnaire numérique du créole haïtien a en effet soulevé de nombreuses questions chez nombre d’enseignants et de linguistes. Comment « une vingtaine d’étudiants finissants en sciences du langage » –qui n’ont même pas bouclé au premier cycle une licence généraliste à l’université, qui n’ont pas encore été formés à la recherche en lexicologie au second cycle (niveau maîtrise ou DEA), qui n’ont publié aucune étude scientifique connue sur le créole, et qui sont inconnus au bataillon des lexicographes professionnels–, comment ces étudiants peuvent-ils conceptualiser, rédiger et mettre en ligne un dictionnaire numérique du créole haïtien ? Au jour d’aujourd’hui, rien n’indique que ce projet ait abouti, et il ne fait pas de doute que l’AKA emprunte le même chemin de l’amateurisme et du dilettantisme…
Le bilan quinquennal (2014-2019) de l’Académie du créole haïtien ne prend pas non plus en compte la confusion théorique dans laquelle l’AKA a tôt sombré en tournant le dos aux enseignements des sciences du langage et de la jurilinguistique. L’exemple le plus parlant des errements théoriques de l’AKA est l’invention de pseudo « droits linguistiques des enfants ». Ainsi, le 14 septembre 2016, Le National publiait un article titré « L’Akademi kreyòl ayisyen plaide pour le respect des droits linguistiques des enfants en Haïti ». Cet article annonçait la tenue à Port-au-Prince, le 16 septembre 2016, d’un forum organisé par l’Akademi kreyòl ayisyen en collaboration avec le ministère de l’Éducation sur le thème « Respectons le droit linguistique des enfants ». Dans un article publié par Le National le 18 septembre 2016, « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen », nous avons sonné l’alarme et démontré qu’en matière de jurilinguistique l’idée de « droits linguistiques » des enfants est une aberration et qu’il n’y a pas en Haïti de droits langagiers spécifiques aux… enfants, aux maçons, aux évangélistes ou aux madan sara…
Le lecteur attentif notera également que le bilan quinquennal de l’Académie du créole haïtien passe sous silence le fait que l’AKA ne dispose d’aucun leadership linguistique en Haïti –notamment au chapitre des droits linguistiques–, ce qui s’explique amplement par l’étroitesse de son mandat de type « déclaratif », son mode de constitution, son fonctionnement opaque, ses crises internes camouflées et l’inexistence de travaux scientifiques conduits par ses soins.
Paru à Port-au-Prince dans Le Nationaldu 2 mars 2018, notre article « Crise majeure à l’Académie du créole haïtien » expose le virulent réquisitoire du linguiste Michel Degraff paru sur le site Potomitan le 17 février 2018. Dans ce texte, Michel Degraff s’insurge contre « les « dérives qui affaiblissent le fonctionnement de l’Académie créole ». Rédigée en créole, la « Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen » de Michel Degraff cible deux séries d’activités : (1) des publications diffusées au nom de l’AKA et qui risquent d’entamer son intégrité (cf. « six dossiers problématiques ») ; (2) la décision administrative relative aux personnes qui bénéficient de contrats et de « djòbs » à l’AKA, ce qui renvoie à la question de l’intégrité morale de l’AKA. Le réquisitoire de Michel Degraff a très sérieusement documenté plusieurs dérives systémiques de l’Académie créole, en particulier des publications sans consultation de la « Commission scientifique » de l’AKA ; un cas de plagiat dans un article de l’AKA paru dans Le Nouvelliste le 29 mars 2017 ; des contrats accordés à des firmes où travaillent des académiciens : conflits d’intérêt, népotisme et corruption ; des « djòbs » au secrétariat de l’AKA pour la parenté des académiciens. En réponse au réquisitoire de Michel Degraff, l’Akademi kreyòl ayisyen a fait paraître à Port-au-Prince, le 8 mars 2018, une « Note publique » rédigée en créole et portant la signature du pasteur Pauris Jean Baptiste alors président du Conseil d’administration de l’AKA. Nous avons analysé cette « Note publique » dans l’article paru dans Le National du 13 mars 2018, « Crise majeure à l’Académie du créole haïtien : la « Note publique » de l’AKA sème la confusion ». Il ressort de notre analyse que l’Académie créole n’a pas su apporter un démenti crédible au réquisitoire de Michel Degraff. Dans sa « Note publique », l’AKA pose que « pour la vérité et pour l’histoire », elle tiendra « prochainement un point de presse sur le conflit qui la traverse. » Ce point de presse n’a jamais eu lieu et la mise à l’écart de Michel Degraff a été de facto entérinée… La « Note publique » de l’AKA, en évacuant/banalisant les questions de fond que soulève Michel Degraff dans son réquisitoire, confirme l’existence d’une sous culture de l’opacité, de la corruption et de l’impunité au sein de l’AKA, sorte de « kase fèy kouvri sa » : l’omertà sicilienne à l’haïtienne…
Les éléments de bilan consignés dans l’article paru dans Le Nouvelliste du 4 décembre 2019 sous le titre « Akademi kreyòl ayisyen an selebre 5è anivèsè l » attestent que nous sommes en présence, à l’Académie du créole haïtien, d’un bilan truqué et tronqué. Car en réalité le bilan quinquennal de l’AKA est maigre, très maigre, comme nous l’avons démontré dans notre article paru dans Le National le 5 avril 2019, « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible ». L’Académie du créole haïtien, ces cinq dernières années, n’a pas su et n’a pas pu –faute de compétences internes et de vision adossée aux sciences du langage–, apporter un leadership linguistique éclairé et rassembleur dans l’Administration publique, dans la société civile et, en particulier, dans le secteur éducatif où se noue l’impératif de l’enseignement en langue maternelle créole et la nécessité d’un enseignement compétent de la langue seconde, le français.
L’impact linguistique de l’AKA dans l’ensemble de la société haïtienne est quasi nul et cette Académie prématurément créée n’a proposé au pays aucune perspective d’aménagement linguistique ciblant une problématique auscultée avec maîtrise par le linguiste Pradel Pompilus dans son livre « Le problème linguistique haïtien » publié en 1985 aux Éditions Fardin. Le bilan de l’AKA, tel que le donne à voir l’article du 4 décembre 2019 du Nouvelliste, ne met en lumière aucune réalisation d’envergure et durable et il est juste de poser qu’il n’y a rien, aujourd’hui, à célébrer en termes de conquête irréversible pour la langue créole en Haïti qui serait le fait de l’Académie du créole haïtien. Cela confirme une fois de plus que l’AKA, qui n’est pas une institution d’aménagement linguistique, n’a ni le mandat ni la légitimité d’aménager simultanément les deux langues officielles du pays, le créole et le français.
Robert Berrouët-Oriol
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