Jeudi 7 novembre 2019 – Haïti a une histoire fortement caractérisée par des crises sociopolitiques récurrentes. Selon le professeur Michel Hector, le pays aurait déjà surmonté quatre grandes crises systémiques(1). Elles sont toutes articulées autour d’une même triple aspiration à savoir l’établissement d’un régime démocratique, la modernisation économique et l’intégration réelle des couches défavorisées.
La professeure Judith C. Roy a par ailleurs placé la situation convulsive connue en 2000- 2004 dans cette dimension. Et celle qu’elle fait face, de nos jours, est sans précédent et tout aussi systémique que 1843-1848, 1910-1915, 1946-1956 et 1986. En effet, elle se greffe sur une lutte acharnée contre la corruption qui entraîne, par la suite, un effet de ras bol général. Cette contestation entamée contre le pouvoir en place donne lieu à un mouvement qui nous offre la grande opportunité d’observer toutes les contradictions générées par le système de gouvernance nommée «sistèm peze souse ».
Les réponses qui tardent à apporter aux problèmes sociaux confrontés par les classes populaires, depuis la genèse du pays, ramènent la bataille sur le terrain d’un possible « changement du système ». La récurrence de ce discours prenant une large place dans l’opinion publique inaugure déjà plusieurs lectures de compréhensions. Bon nombre d’observateurs se font un décryptage d’une issue de la crise qui s’inscrit dans le raisonnement déterministe de l’histoire. Leur argumentation hypothético-déductive formulée à partir de la finalité de tous les mouvements populaires déjà connus à travers notre histoire postule dès maintenant que cette lutte entre les protagonistes aboutirait coûte que coûte à un « partage de gâteau ».
Ceci dit, elle ne vise pas véritablement un changement en profondeur des conditions de vie de la masse mais plutôt des avantages à des fins individualistes pour les acteurs au-devant de la scène. L’attitude pessimiste de l’histoire qui se fait de plus en plus sentir à travers les medias mérite d’être analysée si l’on veut réellement éviter que cette crise ait la solution constante « ôte-toi que je m’y mette ».
J’admets au prime abord que cette lecture est sensée au regard de la définition gramscienne de crise (2). Elle (crise) pourrait ne pas avoir réellement un aboutissement conduisant au changement du système exprimé si et seulement si la communauté internationale, la société civile et l’oligarchie politique traditionnelle freineraient sa fin par la mise en place des « tranchées » et des « fortifications ».
La présence des acteurs traditionnels sur la scène donne lieu à priori à une inquiétude bien justifiée. C’est là que la crise est devenue organique en ce sens que cette classe d’hommes ne disposerait d’assez de réserves morales et symboliques pour amorcer un changement véritable au sein de la société. Ils sont tous au service de ce que la plupart des personnes appellent les « Héritiers du système » en parlant de la bourgeoisie compradore et de la communauté internationale.
La lutte est alors contaminée. La division contagieuse présentement constatée parmi les partis formant l’opposition dans la recherche d’une alternative viable donne déjà raison aux tenants de cette approche. Il est possible qu’il y ait une récupération du vrai objectif de la contestation populaire. Il s’ensuit également que les classes populaires ne seraient pas animées par la capacité de conduire la lutte vers un changement en profondeur. Cette idée est étayée dans cette dynamique laissant croire que le peuple serait manipulé par l’appareil idéologique mis en place.
Sans vouloir déconstruire nettement cette approche logico-pessimiste et prophétique du mouvement en question tendant vers le pur conservatisme, je me positionne de préférence au raisonnement présageant un possible changement du système pourvu que la bataille ait une pédagogie se démarquant de la mesquinerie, de la solution cosmétique ou du folklorisme politique. Je me demande alors faut-il compter sur la construction d’un véritable « bloc historique » pour inverser la tendance déterministe qui se profile dans la presse ?
Ma logique veut toutefois une réponse à cette lecture mécanique et prophétique qui se développe dans les milieux de discussion. Elle veut déconstruire cette construction organiciste envisageant toute forme de lutte comme l’expression d’un état pathologique de la société. Je formule par conséquent un dénouement de la crise qui s’inscrit dans la perspective présentant l’histoire comme « art de discontinuité ».
Cette logique de discontinuité de l’histoire dont je parle a pour corollaire que « personne ne connait le cours de l’histoire ». Cette conception de l’histoire émet l’argumentaire que tous les mouvements sociaux n’ont pas nécessairement la même finalité ; car la fin de toute bataille est déterminée par l’orientation des chefs de file, du pourrissement du contexte, de l’agencement des conditions objectives de la lutte.
Ce serait une erreur si l’on pense que l’histoire est un perpétuel recommencement. On a assez de repères historiques qui justifient à contrario cette propension ; l’histoire a démenti toutes les analyses présageant en 1803 la défaite de l’armée des indigènes. Elle a donné tort à ceux qui auraient avancé l’idée que le coup d’état de Pinochet ne saurait être salutaire pour le Chili. Qui aurait pensé que les ouvriers de la Russie allaient supprimer le système imposé par les Tsars ? Ce sont autant de questionnements. Tout cela est pour dire l’explication politique ne suffise pas à elle seule à rendre compte des modalités du passage au politique que consacre toute situation de crise. Le système contre lequel le peuple haïtien se bat n’aurait plus de capacité pour se reproduire tant que les antagonismes deviennent on ne peut plus intenses.
D’ailleurs ce système dont sa genèse remonte en 1806 à partir du moment où le président Alexandre Pétion avait concédé le monopole du commerce de gros à une fraction des oligarchies date de trop longtemps et se révèle désormais obsolète(3). Les disparités qu’il génère deviennent trop abjectes. Les rapports antagoniques créent trop de clivages qui disloquent la société. La faillite des classes dirigeantes constatée à maintes reprises devenue aujourd’hui virale nécessite un changement de paradigme (4). En suivant la logique d’une crise normale, il faut espérer que ce changement est possible.
Je suppose que les classes populaires victimes du modèle de gouvernance alternant le populisme et l’autoritarisme et articulant autour du monopole dans le commerce, la contrebande, d’une économie de violence, de la centralisation au niveau des services et enfin de l’asservissement de l’Etat par la classe possédante vont pouvoir lutter courageusement pour son chambardement. Les préceptes de la Révolution française de 1789 sont l’exemple à suivre ; le peuple, maître de son destin, doit se préparer contre d’éventuels coups, c’est-à-dire d’actes et de comportements individualistes ou collectifs qui dénaturent l’objectif du mouvement. L’équation est de toute façon posée sur la table des revendications. Le peuple veut tout simplement une réponse.
Que ce soit le pouvoir, que ce soit l’opposition, l’un ou l’autre a rendez-vous avec l’histoire. N’importe d’entre eux peut amorcer le changement du système calquée sur le modèle plantationnaire de l’époque coloniale. Le moment est propice. Pour que cela puisse aboutir, il y a un dépassement de soi qui doit s’opérer, l’orgueil est à mettre de côté, les intérêts de chapelle sont à éviter sur la table. Cette réalisation souhaitée est plausible puisque nous avons déjà fait des choses qui ont étonné le monde. Le déracinement du système esclavagiste était plus ardu à concrétiser. Je rejoins la catégorie de gens estimant que la lutte doit se doter d’un cadrage méthodologique pour éviter toute dissidence ou des dérives (5).
Celui-ci doit clairement dégager les stratégies d’acteurs et de la diversité des ressources leur permettant d’agir, d’orienter et de contrôler les processus de cette mobilisation. Je pense par ce cadrage on pourrait contrôler les comportements individualistes des politiciens qui cooptent les actions sur le terrain. Pour cela, on a besoin de mobiliser les stratégies viables qui inspirent confiance. La lutte doit être reflétée la vision d’une mobilisation multisectorielle par son aboutissement.
1. Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe –XXe siècles), 1998, online depuis 05 mai 2011 sur http// journalis.openedition.org/Plc/557 ;
2. Cahiers des prisons, Texte de Gramsci, l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naitre.
3. MANIGAT, Lesly François : La Politique agraire d’Alexandre Pétion, Imp. La Phalangie, Port-au-Prince, 1962.
4. Les Structures de la révolution scientifique de Thomas Kuhn.
5. Le texte de cadrage de Ralph François publié dans lenouveliste en date du 21/10/19 et celui de du groupe Petro challengers Nou P ap domi.
James St Germain Sociologue /Professeur de philosophie