Au-delà de la crise économique actuelle

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By Rezo Nodwes -24 septembre 2019

Lundi 23 septembre 2019 ((rezonodwes.com))– Depuis ces derniers temps, Haïti fait face à une crise économique exceptionnelle. Pour cette année (2019), le taux de croissance du PIB estimé à 2,8% est révisé à la baisse à 1,5% pendant que la population ne cesse de croître avec un taux de 1,5% l’an.

Sur le marché de l’emploi, la Banque mondiale a révélé que la population active est estimée à 4,8 millions alors que le taux de chômage est au environ 70%. Pendant ce temps, les prix des produits de nécessité ne cessent d’augmenter, car selon la Banque centrale, le taux d’inflation est autour de 20%. Sans parler de la dépréciation de la monnaie nationale, avec un taux de change de plus de 90 gourdes pour 1 dollar. Nous vivons alors dans un pays qui connait une crise économique démesurée.

En effet, une crise économique est évidemment affaire d’économistes. Ces derniers s’empressent à chercher ses causes, son évolution, ses conséquences et les efforts faits pour en sortir ou pour empêcher le pire. Des prévisions de dimension conjoncturelle vont être effectuées, rien que pour trouver des solutions rapides et appropriées à celle-ci.

De cette démarche, il s’agit à notre avis d’un réflexe systémique attaché à une tradition économique ; une culture prévisionnelle participée à enfermer l’opinion dans une vision conjoncturelle, d’ailleurs le corps social n’attend que le succès des interventions politiques, le redressement de l’emploi, la réduction de la cherté de la vie. En d’autre terme, l’opinion ne souhaite autre qu’une réponse satisfaisante à la crise, sans pour autant essayer de transcender ce modèle de rationalité limitée.

Or, dans la crise économique actuelle qui se manifeste en Haïti, ce qui est le plus inquiétant c’est son caractère destructeur de toutes les institutions qui transformaient auparavant les situations économiques en éléments d’une vie sociale. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’une crise économique liée à un événement conjoncturel, mais il est tout aussi question des changements opérés dans la vie sociale et qui vont au-delà des faits économiques visibles. Pendant que nous nous s’accentuions sur les statistiques liées à l’état du marché intérieur, à l’emploi, à l’inflation, ces mêmes phénomènes transforment notre société sans s’en apercevoir. Il s’agit de toute évidence des événements aussi graves qui ne sauraient mettre en cause seulement la gestion de l’économie, mais qui atteignent toute l’organisation de notre société.

La société haïtienne est en train de perdre sa structure organisationnelle initiale. C’est une société qui passe d’un modèle de vie communautaire à celui de vie individualiste. Autrefois, la conscience collective haïtienne était traversée par un paradigme de vivre-ensemble consistant à porter des solutions collectives et solidaires à un problème social ou à un besoin commun. Ce principe a façonné le mode d’organisation sociale haïtienne à travers des initiatives communautaires diverses comme : comités de quartier, travaux collectifs, groupes sociocommunautaires, associations culturelles, caisse coopération populaire etc. Cette démarche avait même pour objectif d’éveiller au sein du groupement social le sens de l’organisation et l’aider à prendre des initiatives permettant de vivre de manière collective.

Cependant, avec l’application de la politique d’ajustement structurel dans les années 1980 impliquant l’adoption des mesures à caractère libéral (la réforme de tarifs douaniers et des activités import-export, la diminution de l’effectif des employés de l’Etat, la privatisation des entreprises publiques etc.), cela va provoquer un marasme économique et porter un coup dur à la structure sociale haïtienne. Dès lors, cette conscience collective se voit dominée par une vision capitaliste où les acteurs économiques en conflits se disputent le contrôle des ressources disponibles dans une culture acceptée par tous. Dans cette perspective, la vie sociale n’est plus guidée par la tradition communautaire, mais s’orientée davantage vers la recherche de l’intérêt et du profit.

Par ailleurs, il est clair que le capitalisme donne une grande part du pouvoir aux milieux des dirigeants économiques, mais ceux-ci sont censés avoir une forte conscience de l’intérêt général. Autrement dit, il revient à la classe économique dominante de jouer un rôle considérable dans la dynamique de l’équilibre du système social. Or cette image classique ne correspond pas à la réalité. Cette structure dominante, au lieu être le facteur déterminant dans l’institutionnalisation de l’ordre socio-économique, contribue plutôt à la déstructuration du monde social à travers ses démarches déresponsabilisantes et désobligeantes vis-à-vis de la vie sociale.

En outre, cette crise qui s’annonce économique n’est pas sans effet sur l’univers social haïtien. Elle influence les acteurs sociaux qui, atteints par l’effet de la stagnation de l’économie, se transforment pour la plupart en chômeurs, exclus, marginalisés, frustrés etc. Dès lors le système social n’est pas seulement mis en marge, il est transformé par la crise au point même de susciter des peurs et des révoltes contre les institutions. Ainsi, il est de remarquer une stratégie de politisation de la crise et une recrudescence des mouvements violents spontanés portés particulièrement par ceux qui ont souffert de la crise. Tel est le premier type d’avenir sur lequel celle-ci peut déboucher.

D’autre part, il est fort de constater aussi une passivité sociale au niveau d’une catégorie, victime également de la crise, alors même que la situation économique aurait dû provoquer au milieu d’elle des réactions de revendication. A ce point, peut-on comprendre que cette indifférence est due à l’existence d’une stratégie portée à se défaire de la crise ?

Car certains s’accordent à dire que les transferts de fonds permettent une certaine détente sociale dans le pays. Suzy Castor (née en 1936) nous renseigne même que l’émigration « sert de soupape de sécurité au mécontentement populaire et représente une appréciable source de devises ». Cependant, pour Remy Montas (né en 1951) les transferts de fonds ne doivent pas être considérés comme une source intarissable. Car selon un effet démographique normal, les générations d’haïtiens ou d’étrangers d’origine haïtienne auront moins d’attachement avec leurs familles d’origine, et les transferts de fonds s’en trouveront réduits. En d’autre terme, les transferts de fonds considérés comme une manne financière peuvent être réduits considérablement dans les années à venir.

En définitive, il ne reste plus qu’à reconstruire la vie sociale, à mettre fin à la domination du système économique sur le système social. Il faut revenir à la culture de solidarité et d’action collective. A travers cette tradition qui est la nôtre, nous pouvons redéfinir les formes d’organisation sociale, l’éducation, le modèle de gouvernance appropriée et repenser le système social sur la base de la redistribution des ressources disponibles, qui depuis longtemps sacrifiées au capital, en faveur de la communauté.

Jude ROSIER, Economiste/Sociologue