Par Alin Louis Hall
Mardi 16 avril 2019 ((rezonodwes.com))– Ce serait une ignominie de croire que la première expérience de décolonisation est entrée dans l’Histoire par effraction.
Ce serait hérétique de banaliser le mérite des Pères Fondateurs qui ont exploité les rivalités entre les puissances du monde atlantique pour se frayer un passage qui déboucha sur la marche obligée du 18 novembre 1803.
Toutefois, il importe de rappeler que les Américains ne voulaient pas que Saint-Domingue serve de rampe de lancement pour l’expansion de l’empire napoléonien. En même temps, l’Angleterre poursuivait sa politique d’affaiblissement de l’économie française. Il fallait donc attaquer la France dans sa principale colonie sucrière. Pour ces motifs, les Anglo-Saxons ont donc supporté la politique autonomiste louverturienne ainsi que notre longue marche vers la libération. Jefferson affama Rochambeau qui ne pouvait recevoir de l’aide de Napoléon. Ce dernier fut contraint de liquider la Louisiane en 1803. Le blocus naval anglais visait à anéantir le sucre saint-dominguois, de meilleure qualité et moins cher que celui de la Jamaïque.
Cependant, il faut marteler que ce contexte géopolitique favorable au courant indépendantiste n’enleva absolument rien au courage de ceux qui « riaient la mort » et qui avaient fait serment de « vivre libre ou mourir ». Malheureusement pour le jeune Etat, la mésintelligence entre les membres du club atlantique sur la question haïtienne fut éphémère. Les Français poussèrent les Américains à mettre le jeune État en quarantaine. Jusqu’au moment où nous écrivons ces lignes, les recommandations de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères de la France d’alors, continuent de faire écho. Elles sont bien relayées par les membres du Core Group : Il faut laisser Haïti cuire dans son jus.
Pour les dépositaires et commanditaires du cordon sanitaire de 1806, la première expérience de décolonisation s’imposa comme le mauvais exemple. Une menace pour les autres colonies françaises (Guyane, Martinique, Guadeloupe, etc.), anglaises, notamment la Jamaïque, les colonies espagnoles, notamment Cuba, et les États-Unis esclavagistes d’Amérique. Bref, toutes les puissances coloniales esclavagistes tremblaient devant l’éventualité des insurrections serviles et des guerres de libération nationale inspirées par 1804. Il était désormais concevable que des Africains « esclavagisés » pouvaient se libérer du carcan colonial et remonter ainsi les bretelles au colonialisme précapitaliste.
Pour les puissances du monde atlantique, le mode de production esclavagiste et le colonialisme leur permettaient de prospérer économiquement en même temps d’écouler l’excédent démographique. On se le rappelle que l’Angleterre fut si fière d’être une puissance coloniale qu’elle se vantait : « Le soleil ne se couche jamais sur l’empire britannique ». Alors que sur le continent les européens se déchiraient, la suprématie britannique sur le plan colonial, maritime et commercial était totale. Le plus grand empire colonial fut sans l’ombre d’un doute celui de la Grande-Bretagne dont chaque colonie constituait soit un débouché commercial soit une plateforme logistique maritime stratégique.
Aujourd’hui, le colonialisme parait un mot très décrié. On l’a remplacé par l’expression plus correcte politiquement de démocratie. En réalité, ce nouvel évangile selon l’ONU représente un dispositif sournois dont la mission essentielle en apparence légitime est de distiller la pensée unique. En informatique, un logiciel d’apparence inoffensive, mais qui en contient un autre malveillant, est appelé « cheval de Troie » en référence à la ruse qu’Ulysse utilisa pour contourner les défenses adverses de la ville de Troie par analogie. Dans le contexte haïtien, le rôle de ce « cheval de Troie » est de maintenir une subalternité assumée dans les consciences publiques. En témoigne la coalition réactionnaire des « satellites » programmés et les intellectuels cadrés face au folklorisme « lavalas ». Rien n’a été négligé pour voler au secours de la « restitution ».
À la vérité, les guerres de libération n’ont pas éliminé les relations de domination et d’exploitation. L’échange est resté totalement inégal. Et comme le phœnix qui renait de ses cendres, le mot « colonisation » réapparait sous de nouveaux noms plus fédérateurs, par conséquent plus commodes et moins toxiques quoique irritants tels que par exemple « globalisation » ou « mondialisation ». À ce sujet, l’enseignement fondamental de Fanon est à retenir. Lorsqu’il publiât Les Damnés de la terre en 1961, il se devait de prophétiser :
« L’impérialisme qui aujourd’hui se bat contre une authentique libération des hommes, abandonne çà et là des germes de pourritures qu’il nous faut implacablement détecter et extirper de nos terres et de nos cerveaux. […] Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, il accule le peuple dominé à se poser constamment la question : » Qui suis-je en réalité ? « .[1] »
Les travaux et recherches de Fanon l’avaient amené à conclure que le colonisé perpétuait son état en s’efforçant d’imiter la culture et les idées de l’oppresseur. Les Damnés de la terre démontrent attentivement les mécanismes de la domination coloniale, pour offrir à ses victimes les moyens de s’en libérer. Car il ne suffit pas de s’opposer frontalement à lui. Il faut d’abord saisir comment il s’est enraciné dans l’esprit même des colonisés, pour les priver de toute autonomie. Une opinion partagée par Paulo Freire qui avança l’idée que l’éducation d’un peuple et la conscience politique doivent être indissociables. Sur ce point bien précis, il reprend le schéma binaire de Fanon lorsqu’il soutient que le colonisé recherche à tout prix à ressembler au colon et avance que les opprimés doivent être leur propre exemple.
Vers la même époque, Patrice Lumumba, leader historique de l’indépendance de la République du Congo, appelait également à la décolonisation mentale. Dans un discours, resté gravé dans les mémoires, prononcé à l’occasion de l’indépendance de son pays, il exaltait les Congolais à se redécouvrir en se débarrassant des attitudes mentales et habitudes dans lesquelles la colonisation les a piégés pendant des siècles. Lumumba a même jugé qu’il était possible de collaborer avec les anciens oppresseurs belges mais pas comme les souverains congolais. En effet, les nombreux échanges épistolaires entre les souverains congolais et portugais entre 1506 et 1543 constituent une riche documentation pour comprendre la cosmogonie, de part et d’autre, qui a mis la traite des Africains en orbite. Sans surprise, les autorités belges ont plutôt vu un ennemi en Lumumba. On connait la suite. Le leader du Mouvement national congolais, héros de l’indépendance, a été assassiné le 17 janvier 1961 dans des circonstances jamais totalement éclaircies jusqu’à présent. A la vérité, plus d’une vingtaine de présidents ont été assassinés au pouvoir en Afrique parce qu’ils ont voulu réconcilier leurs pays respectifs avec l’intuition des fondamentaux et le droit imprescriptible à l’autodétermination.
Si l’on emprunte le jugement de Freire dans Pédagogie des opprimés [2]publié en 1974, l’éducation est le passage obligé menant à la liberté en deux étapes. La première se réalise quand l’opprimé devient conscient de sa situation tandis que la deuxième est un long processus permanent de réappropriation de sa culture. Pour Freire, cette libération exige que le dominé comprenne qu’il abrite aussi en lui l’oppresseur et que son affranchissement mental menace le paradigme colonial à l’intérieur duquel il s’est refermé. En clair, le colonisé est dominé par la peur de se libérer mentalement. Il rêve de ressembler à celui qu’il perçoit comme le modèle achevé de l’humanisation. L’enseignement de Freire est une éducation véritable capable de dépasser cette peur, de faire prendre conscience à l’opprimé de son ambiguïté.
Alors, comment appliquer ces pensées à la situation haïtienne d’aujourd’hui ? Comment nous débarrasser de la partie de l’oppresseur qui est en nous ? Le problème commence et réside essentiellement dans le fait que nous croyons que l’ère coloniale de notre histoire s’est terminée le 1er janvier 1804. Une réalité omniprésente au niveau de notre rhétorique. Comme l’a si bien dit Steve Biko, « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit des opprimés. » Partant de l’hypothèse que nos ancêtres ont largement démontré leur détermination pour avoir craqué l’ordre mondial esclavagiste, comment démystifier le langage de la colonisation et de la néocolonisation et développer une stratégie de décolonisation mentale et culturelle spécifique ? Le chemin de la décolonisation renvoie à la fameuse expression latine cura te ipsum (guéris-toi toi-même). Plus qu’une simple introspection, se défaire des séquelles du colonialisme exige une plongée dans les parties les plus intimes de soi. Chacun de nous doit consciemment considérer dans quelle mesure nos ancêtres ont été affectés non seulement par les aspects physiques de la traite, mais aussi par les aspects psychologiques, mentaux et spirituels de la transplantation et de l’esclavage.
Pourtant, les petits-enfants créoles et bossales de la révolution haïtienne n’arrivent pas jusqu’à présent à se rallier à la volonté, pour parler comme Achille Mbembé, « de se-savoir-soi-même (le moment de la souveraineté) et de se-tenir-de-soi-même dans le monde (le mouvement d’autonomie) ». Dans son livre Decolonising the mind : the Politics of Language in African Literature (Heinemann Educational, 1986), l’intellectuel kenyan Ngugi wa Thiong’o, décrit la « bombe culturelle » comme la plus grande arme de destruction massive inventée par l’impérialisme. Dans le processus de colonisation, la « bombe culturelle » a été programmée comme une grenade à fragmentation que les forces colonisatrices ont dégoupillé dans nos esprits pour parachever le processus de falsification de soi. Par la haine de soi et la subalternité, nous avons intériorisé leur supériorité. Il s’ensuit que notre motivation à lutter pour notre propre libération devient fragmentée et notre capacité de nous réapproprier sérieusement entravée. Aussi longtemps que nous restons sans sourciller dans cette posture, même les plus sincères ne feront que perpétuer l’oppression en transformant une minorité d’opprimés en oppresseurs. Cette conclusion s’impose pour interpréter la longue série de ratages programmés et diagnostiquer la schizophrénie de la société postcoloniale, en tant qu’émanation du système colonial esclavagiste raciste, dans ses rapports avec la population.
En clair, la décolonisation exige une évaluation critique, consciente et assumée des effets de la bombe culturelle de la colonisation sur notre doxa et notre axiologie. C’est à ce stade et à ce prix que nous serons alors en mesure de développer des mécanismes internes de légitime défense contre la pédagogie de la haine de soi avec laquelle nous avons été endoctrinés et le logiciel colonial avec lequel nous avons été programmés. En tout état de cause, remettre en question l’arrogance et la suffisance de la justification de la colonisation et son sens de la supériorité exige plutôt une résistance active et significative pour contrer l’impérialisme qui perpétue notre assujettissement mental et notre exploitation. D’abord et avant tout, le recadrage de notre pensée doit passer par le reformatage de notre cerveau. Une obstination partagée par l’activiste tunisien Albert Memmi lorsqu’il écrit :
« Pour que le colonisateur soit complètement le maître, il ne suffit pas qu’il le soit objectivement, il faut encore qu’il croie à sa légitimité ; et, pour que cette légitimité soit entière, il ne suffit pas que le colonisé soit objectivement esclave, il est nécessaire qu’il s’accepte tel. En somme le colonisateur doit être reconnu par le colonisé. Le lien entre le colonisateur et le colonisé est ainsi destructeur et créateur[3]. »
Il s’agit donc de remettre en question la légitimité de la colonisation. Le premier pas vers la décolonisation est de reconnaitre la vérité de cette injustice. Aussi, pourrons-nous réfléchir aux moyens de résister et de défier les institutions coloniales et les idéologies néocoloniales. La décolonisation requiert la praxis telle que définie par Paulo Freire comme « réflexion et action sur le monde pour le transformer ». Sans un recadrage de la pensée, Haïti restera tributaire de la surdétermination géopolitique.
Dans notre entêtement à mieux comprendre notre psychologie tordue, il importe de mieux diagnostiquer les séquelles d’origine multifactorielle du syndrome haïtien. En ce sens, toutes les pistes scientifiques doivent être explorées. Sans relâche ni concession. Vu sous cet angle, il s’agit de reconnaître que la culture du marronnage a imprimé la trajectoire de la postcolonie. On a beaucoup pointé du doigt les facteurs externes de la chute de l’ange. Mais, sur notre confrontation avec notre ombre, il reste beaucoup à faire. En conséquence, il importe de soulever chaque pierre. Sinon, l’asymétrie de référentiels entre mondes et univers parallèles continuera à avoir raison de nous. Singulièrement, au lieu d’une société à vocation plurielle, la postcolonie protège jalousement ses binômes saint-dominguois. En réalité, à mille lieux d’une stabilité d’équilibre, elle tangue et ballote entre vaudou et christianisme, créole et français, noir et mulâtre, économie rurale et économie urbaine, habitat dispersé et villes, coutume lignagère et code napoléonien, placage et mariage, tradition et éducation scolaire, autorégulation et forme apparente de démocratie, etc…« Dans ce monde binaire, un est deux ; c’est-à-dire que tout est à la fois ce qu’il est et sa réplique – parfois identique, parfois déformée ; presque rien n’existe uniquement pour soi, car presque tout est dupliqué en quelque chose qui le confirme et le dénie.[4] »
Alin Louis Hall
[1] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit.
[2] Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Editions Maspero,1974
[3] Albert Memmi, Portrait du colonisé, Payot, 1973, p.118.
[4] Mario Vargas Llosa, The Perpetual Orgy: Flaubert and « Madame Bovary », London, Faber, 1986, p. 146.