Woodkend Eugène : Ici on diabolise la violence des opprimés, on s’associe à la violence des oppresseurs

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12 février 2019

Mardi 12 février 2019 ((rezonodwes.com))– N’avez-vous jamais déjà discuté de l’histoire d’Haïti avec un étranger qui insiste presqu’inconsciemment sur les « méthodes sauvages » employées par les esclaves de saint-Domingue pendant la bataille de l’indépendance, alors qu’il n’effleure même pas la violence que représenta l’esclavage lui-même, avec tout son lot de châtiments? 

C’est exactement ce type de comportements qu’affichent certains d’entre nous par rapport aux actes de violence qui ponctuent les manifestations populaires et les émeutes de la faim dans notre pays. On brûle de rage face aux casses et les pertes matérielles. Le peuple est affublé de toutes les épithètes disgracieuses. On le traite même de « sauvage ». Mais on ferme toujours les yeux sur les causes et les violences systémiques des dominants qui sont à la base de ces violences populaires. Et parfois, ce sont ceux-là mêmes qui vivent grace aux violences du système qui sont les premiers à dénoncer les violences populaires.

Hé oui! Notre système socio-économique et politique est d’une violence inouïe. Nous sommes la société la plus inégalitaire du continent américain, avec un coefficient de Gini de 0,61. Seulement 3% des possédants contrôlent 80% de l’économie. Seulement 5% de la population se voit attribuer 75% des prêts bancaires. Nos banquiers sont accusés de spéculation sur le taux de change, aggravant la dépréciation de la monnaie nationale (85 gourdes pour 1$ aujourd’hui) et la vie chère. Nos hommes d’affaire sont en majorité des contrebandiers patentés qui profitent de la faiblesse de l’Etat. Nos politiciens sont parmi les plus corrompus de la planète, et pillent les caisses de l’Etat à des fins d’enrichissement personnel. Ils viennent, avec leurs acolytes du secteur privé, de dilapider plus de 4 milliards de dollars américains qui auraient dû servir à financer des projets de développement. 

Nos routes débordent de voitures onéreuses, immatriculées « Service de l’Etat », mises au service d’individus. A côté de leurs salaires et des revenus tirés des faits de corruption et des subventions diverses, les autorités des 3 pouvoirs de l’Etat sont toutes prises en charge par le trésor public: voitures, chauffeurs, agents de sécurité, 2e résidence, frais de téléphone et de carburant, nourriture, garde-robe, dépenses courantes. La plupart de ces frais sont nettement supérieurs aux salaires de nos instituteurs, enseignants et médecins.

Sur ce fond d’opulence agaçante d’une minorité de profiteurs, une majorité de nos concitoyens crève de faim. Environ 60% d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les parents n’arrivent plus à nourrir leurs enfants, devenus « kokorat » dans les rues. Les jeunes, même diplômés, sont au chômage. Les filles se prostituent pour vivre. Leur vie et leur avenir sont jetés en pâture au désespoir. Privés de tout en termes de services sociaux de base, nos frères et sœurs sont transformés en mendiants, abandonnés dans des bidonvilles crasseuses ou dans l’arrière pays misérable. Le système vole toute leur dignité humaine. Il ne leur reste plus rien, sinon la frustration et la haine du pays et du système qui les oppriment. 

Pourtant, on tait cette violence. On copine avec elle. Elle ne dérange pas grand monde. Mais dites donc, qu’est-ce qu’il peut avoir de pire comme violence dans une société? Au nom de quelle logique qu’une minorité peut-elle croire être la seule à mériter une vie décente pour elle et sa famille? À quel point peut-on être insensé pour croire que les opprimés ne se révolteraient jamais contre les violences qu’on leur fait subir? 

Il ne s’agit nullement de justifier quoi que ce soit; au contraire, je compatis à la peine des compatriotes et notamment des proches qui sont victimes de casses et d’incendies, ces derniers jours. Mais il s’agit plutôt d’expliquer et de faire comprendre que, tant que nous nous faisons complices ou nous nous taisons face aux violences des dominants, nous serons toujours exposés aux violences populaires et aux émeutes des opprimés.

Car, la vérité reste partout la même: l’INJUSTICE SOCIALE est, non seulement la pire, la mère et la plus complète de toutes les formes de violence dans une société, mais elle crée de surcroît les conditions d’une « contre-violence » qui permet un certain équilibre dans la société et une limitation des tendances d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme. D’ailleurs, c’est grâce à cette « contre-violence » que nos aïeux se sont libérés du joug de l’esclavage comme violence du système, et ont pu offrir à l’humanité son plus beau cadeau: la liberté pour tous, l’égalité entre tous.

Alors, retenez bien ceci : à la violence des oppresseurs et des dominants, viendra toujours en écho une contre-violence des opprimés et des dominés. C’est entre les deux que s’est jouée toute l’histoire de l’humanité: l’invention de l’Etat, la mise en place des organes onusiens de la paix, l’émergence des valeurs humanistes et progressistes, la garantie des droits de l’homme…Tout est sorti de cette confrontation entre ces deux violences, et il en sera toujours ainsi. Car, il est dans la nature des oppresseurs de vouloir asservir et exploiter leurs semblables, et dans la nature des opprimés de vouloir se relever au nom de la justice sociale.

La Justice sociale! Voilà la solution!

Woodkend Eugène