Mardi 12 février 2019 ((rezonodwes.com))– J’ai vu des images terrifiantes et lu des échanges divers sur la situation actuelle du pays, plus particulièrement des 5 derniers jours.
Pour ou contre le départ du gouvernement actuel résume les positions, dans une ambiance de chaos dans les rues et de manipulation dans les médias et les réseaux sociaux. Rien n’est clair, ni ne garantit des jours meilleurs pour le peuple et le pays. Que faire alors ?
J’admets que la réponse n’est pas un exercice facile.
Rappelons que 1986, 1991, 1994, 2004 et 2010 étaient des moments spécifiques dans leur contexte, mais porteurs tous de grands espoirs. Mais, malheureusement tous ratés ou sabotés.
Malgré les leçons apprises, les nantis de l’avoir, du savoir et du pouvoir persistent dans leur voie, tandis que le peuple croupit dans une misère crasse et une souffrance atroce. Les damnés de la terre, non au sens global dont parlait Frantz Fanon ou des prolétaires de tous les pays de Lénine, mais plutôt et en particulier les paysans haïtiens, des gens de la terre qui sont aux abois. Etant donné les multiples facettes et ramifications de la crise, on n’a pas aujourd’hui le droit de continuer à enfoncer le clou. Au contraire, il faut tout faire pour arrêter cette descente aux enfers et créer une nouvelle dynamique de construction dont découlera nécessairement le progrès.
C’est pourquoi il importe de réfléchir et de se battre avec intelligence pour ne pas tomber naïvement dans le plan machiavélique de l’un ou de l’autre camp. Il y a un paradoxe de conséquences. Les dirigeants au pouvoir et les acolytes derrière le rideau n’ont ni la volonté, ni le courage politique pour faire le bon choix qui profitera à l’ensemble de la société. En même temps, la plupart des leaders en dehors du pouvoir ne rêvent ou pensent qu’à leur tour pour faire leur beurre.
Finalement, il n’y a que le peuple pour jouer le rôle d’arbitre. Trop affamé et sous-éduqué, il lui est difficile de jouer correctement ce rôle. Il est acheté et se fait complice, coincé ou rattrapé en quelque sorte par la loi de la survie.
Autrement dit, si on se place dans la perspective des trois classes des physiocrates, définies par le Français François Quesnay (productive, stérile et propriétaires terriens) et de la triade des économistes classiques définie par l’Ecossais Adam Smith (capitalistes, salariés et rentiers), Haïti parait aujourd’hui inclure ces trois catégories : la classe productive, un maillon très faible et polarisé ; la classe stérile, incluant tous les citoyens qui pratiquent la spéculation, l’importation et le commerce ; et la classe des politiciens, qui bouffe l’argent du pays, sans produire aucun bien.
La politique en Haïti se confond avec la notion qu’Aristote avait de l’économie : une « profession qui roule tout entière sur l’argent, qui ne rêve qu’à lui, qui n’a d’autre élément ni d’autre fin, qui n’a point de terme où puisse s’arrêter la cupidité ». C’est là tout le dilemme du pays, qui est moins le fait immédiat d’un gouvernement en exercice qu’il faut à tout prix remplacer, que davantage celui d’un système qui le conduit aujourd’hui dans cette impasse dangereuse.
Ce système hérité du cadre colonial et peaufiné par l’ordre néocolonial ou néolibéral est caractérisé par une concentration des ressources qui produisent une distorsion et une inégalité sociale sauvage, une sorte d’îlot de richesse dans un océan de misère, qu’il faut à tout prix dénoncer et arrêter. Je veux croire que nous ne sommes pas dans un tunnel sans fin.
Il doit exister une sortie alternative durable. Je parie beaucoup sur le dialogue, la production, la fiscalité, l’éducation et l’infrastructure. C’est pourquoi lors de mon intervention, le 22 janvier dernier, au Centre de Convention de la Banque de la République d’Haïti, j’avais fait ces propositions :
1. Le mouvement citoyen pour la reddition de compte autour du dossier pétro-caribe doit se poursuivre. Encore faudra-t-il un autre Nord Alexis, pour que les instances publiques jouent pleinement le jeu et prennent les mesures qui s’imposent pour réaliser le procès, et aussi pour que la corruption, l’impunité, la contrebande, la drogue et la violence des gangs cessent d’être la norme qui rythme la vie des citoyens. L’amendement de l’actuelle constitution doit être aussi à l’ordre du jour, en vue de corriger certaines dérives qui précipitent le pays dans l’abîme.
2. Les acteurs politiques sont conviés de trouver une entente basée sur la primauté de l’intérêt national, pour faciliter un retour à la normalité scolaire, économique et institutionnelle.
3. Les dirigeants actuels ont besoin d’apporter des réponses intelligentes et innovantes, à court et moyen terme, à la problématique de la jeunesse et de la paysannerie, tout en renforçant les équipements publics, en réduisant le train de vie de l’État, et en prenant des mesures pour renforcer la fiscalité et la police, protéger les droits humains en général, ceux des plus faibles, des femmes et des enfants en particulier. Pour mieux mettre le pays en chantier, notamment les provinces et en particulier le milieu rural, et initier la paix sociale, le gouvernement pourra lancer un concours national, une sorte d’appel à propositions, en vue de sélectionner chaque année les 5 meilleures pour financement dans le budget national.
4. Les différents corps de la société civile ont aussi besoin de renforcer le dialogue entre eux, de se donner des repères et des indicateurs y pour mieux jouer leur rôle de veille démocratique, ainsi que des capacités à se mobiliser ensemble pour dénoncer et barrer la route aux dérives politiques et démocratiques.
5. Les réserves du pays (des hommes et des femmes intègres et capables) doivent finalement investir l’espace politique pour recadrer le jeu démocratique, pour qu’enfin Haïti respire et se lance sur la voie du progrès.
6. Bien sûr, il est aussi impératif de trouver un consensus national autour d’une appellation (qu’il s’agisse de conférence nationale, de grand congrès de l’entente haïtienne, d’états généraux sectoriels ou autres) pour faciliter un « chita ansanm » (s’asseoir ensemble), dans le but de vider nos contentieux historiques, source de pas mal de contradictions qui bloquent notre société, et d’atténuer les profondes inégalités sociales. Comme l’a soutenu Adam Smith dans « La richesse des nations » : « aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable ».
Si les nantis du pouvoir et de l’avoir en Haïti acceptaient d’opérer une révolution radicale de leurs valeurs, une rupture avec les idées reçues fondées sur la manifestation de leur supériorité, de leur pouvoir et de leur richesse, nous pourrions, pour reprendre Martin Luther King, « commencer rapidement la mutation d’une société focalisée sur les choses vers une société focalisée sur les personnes ».
Ensemble, il est possible de construire une autre Haïti.
Abner Septembre
11 février 2019