2 août 2018 Rezo Nodwes
Lettre ouverte à mes collègues parlementaires! par Rolphe Papillon, député de la Circonscription de Corail, Grand’Anse – 50ème législature
Jeudi 2 août 2018 ((rezonodwes.com))– « Konstitisyon se papye, bayonèt se fè !» est à peu près la seule vérité absolue en Haïti. Dès lors, il est aisé de menacer, de saccager un Parlement, de donner un ultimatum de quitter le pouvoir à un président élu pour 5 ans, et j’en passe … Il me semble, dans le pays, qu’il est récurrent (presque chaque décennie) de vouloir réinventer la démocratie, de « faire la révolution », de « tout chambarder », quand on nous laisse faire, bien sûr. Dès notre indépendance, le désaccord sur le choix d’un régime politique capable d’assurer le bonheur du peuple était visible. Dessalines voulait un Empire, Christophe voulait un Royaume et enfin Pétion une République. Au bout d’un siècle, à force de tâtonner, d’expérimenter, comme on est tenté de le faire encore aujourd’hui, on a fini par obtenir ce que personne ne souhaitait : l’Occupation américaine.
Cela fait plus de trente ans que j’observe les évènements politiques de mon pays avec une attention soutenue, et je vois la République avancer à reculons. Elle dit oui, elle dit non ; elle titube, elle se tâte. Les institutions républicaines sont tour à tour pointées du doigt comme « la source de tous nos malheurs » quand ce n’est la Constitution elle-même : aujourd’hui le Parlement, hier l’Armée d’Haïti, avant-hier la Présidence.
Durant ces trente dernières années, j’ai entendu toutes sortes de fausses vérités. J’ai cru à plusieurs mensonges et j’ai suivi nombre de faux prophètes. Aujourd’hui, comme le criait l’écrivain Dany Laferrière, je suis fatigué ! Je suis fatigué de voir mon pays errer comme un navire sans capitaine et sans boussole. Fatigué de ces gens sans histoire, sans mémoire, qui veulent rééditer le passé parce qu’ils sont incapables d’inventer le futur et d’assumer le présent avec responsabilité.
À la chute des DUVALIER, on a choisi d’affaiblir la présidence, et donc l’exécutif au profit du législatif. C’était LA solution. Celui qui osait émettre un avis contraire était bon pour le bûcher. Dans la peur de confier le pouvoir à un seul homme, on a vu défiler des conseils nationaux de gouvernement. Dans cette même période de tâtonnement, on a introduit la Primature, et donc un exécutif bicéphale : problème réglé ? Trente ans plus tard, on se rend compte que la Primature est ceci, est cela. On suggère entre autres de la changer pour une vice-présidence, à l’américaine. On repart pour un tour ? Pourtant, la Primature en France fonctionne aussi bien que la Vice-présidence aux Etats-Unis. Dans un excellent article intitulé « Qui sera Premier ministre ? » paru le 18 mars 1987 dans Les Cahiers du vendredi du journal « Le nouvelliste », l’intellectuel Michel Rolph TROUILLOT était l’un des rares à oser exprimer des mises en garde et à émettre des réserves… Qu’à cela ne tienne !
Après la Présidence est venu le tour de l’Armée d’Haïti, « source de tous les problèmes du pays ». Tout ce que j’entends aujourd’hui contre le Parlement, il me semble l’avoir déjà entendu contre l’armée. La malice populaire ne se déchaîne plus sur le général GRACIA mais bien sur le sénateur GRACIA, pourvu que cela serve la cause. On disait que la République ne pouvait entretenir sept mille (7 000) hommes qui ne « servaient à rien ». On la disait, comme on le dit aujourd’hui du Parlement, budgétivore et d’aucune utilité. Une fois l’opinion publique bien préparée, on a pu faire disparaitre l’armée. Aujourd’hui, l’opinion publique semble favorable à l’armée, donc elle revient, sans vague ou presque, comme si elle n’était jamais partie. « Budgétivore » ?, disait-on. Soit, mais au moins on savait à l’époque ce qu’elle coûtait à la République. Aujourd’hui, personne n’est capable de dire combien cela nous coûte de ne pas avoir une armée. Rien que dans la contrebande sur la frontière, plus de cinq cent (500) millions de dollars sont perdus chaque année, ce qui équivaut à peu près au montant de l’aide internationale. De plus, des armées étrangères foulent régulièrement le sol de DESSALINES et cela ne semble déranger personne.
Nous avons malheureusement la mémoire courte. Aujourd’hui, une « nouvelle » vague tente de s’imposer à coup de messages haineux sur les réseaux sociaux, de menaces, d’émissions de radio et de conférences. Et, comme d’habitude, ces idées sont présentées de manière aussi brillante et aussi bien articulée qu’en réalité elles ne sont creuses et trompeuses. Car attention, Haïti est le pays du paraître ! On veut tout réinventer. La Constitution est décriée, la Primature est décriée, le Parlement est décrié… La plupart des acquis de 1987 sont pratiquement remis en cause. C’est à se demander pourquoi nous avons chassé DUVALIER en 1986. Dans la ligne de mire actuellement, le Parlement, nouvelle « source de tous nos malheurs ». Dans un pays sans cadre légal réprimant l’incitation à la haine et où chaque média se prend pour « radio mille collines », tout peut arriver à tout moment. On menace même d’attaquer le palais législatif, ça aussi c’est du déjà-vu dans notre histoire. Notre Parlement a été saccagé sous Sylvain SALNAVE en octobre 1868 mais également sous Dumarsais ESTIMÉ en 1950. Décidément, cette « nouvelle » vague, disais-je, en réalité bien vague, n’a absolument rien de nouveau.
Il faut voir dans cette incitation à la haine contre le Parlement plusieurs choses. D’abord, et en toute justice, la provocation que constituent les « privilèges » jugés indécents accordés aux élus alors qu’on demande au petit peuple de se serrer la ceinture encore et encore. Une étude comparative des traitements accordés aux parlementaires dans d’autres pays en voie de développement serait intéressante pour les esprits curieux. En France, les héritiers de 1789 ont beaucoup de pudeur à parler de privilèges. Alors, on parle d’indemnités, et je rejoins cette appellation. Celles-ci sont en principe destinées à faciliter le travail du parlementaire. « Privilèges » : mythes ou réalités ? Il est temps que nous en parlions ouvertement. Je pense que le Parlement gagnerait à rendre ses comptes publics puisqu’il s’agit avant tout de l’argent des contribuables. C’est la seule façon de lutter efficacement contre les mensonges et les mésinterprétations qui circulent. Car tant que les parlementaires seront vus, à tort, comme des nantis, des privilégiés, ils s’exposent aux pires ennuis. Haïti est malheureusement un pays où la prospérité dérange. La haine du nanti, la haine du possédant tout court semble profondément inscrit dans notre ADN de peuple. Peu importe d’où provient cette prétendue richesse, illicite ou pas. Les présumés nantis d’aujourd’hui vivent avec la même inquiétude que vivaient les anciens maîtres dans la colonie, celle d’être attaqués à tout moment. Voici un authentique héritage de l’esclavage.
C’est de bonne guerre que les citoyens demandent des comptes, mais de là à appeler à la destruction d’une institution républicaine, non! Les abus que l’on dénonce, comme c’est d’ailleurs le cas dans tous les régimes parlementaires, ne suffisent pas à expliquer la haine exprimée soudainement sous tous les tons et souvent avec une virulence déchaînée contre les parlementaires par ces temps de misère. Alors, je me suis à chercher des explications ailleurs.
Un autre élément qui alimente ce déferlement, ce sont les « autogoals » que le Parlement se permet régulièrement. Il ne se passe pas un mois sans un scandale de corruption mis au grand jour par des parlementaires eux-mêmes. Une révision des règlements intérieurs s’impose. Les bureaux doivent jouer leur rôle tant au Sénat qu’à la Chambre des députés en sanctionnant sévèrement les membres fautifs de sorte qu’immunité ne rime pas avec impunité. Sans quoi c’est le corps tout entier qui paie. Des mesures drastiques contre la corruption et les abus s’imposent. C’est ce qui redonnera confiance à la population. Il faut enfin que les parlementaires et encore moins les présidents de bureau cessent de prendre la presse pour un tribunal suprême. Les « militants » doivent enfin comprendre que le rôle du parlementaire n’est pas de résoudre tous leurs problèmes personnels. La pression qu’ils exercent sur les élus pour trouver constamment de l’argent joue pour beaucoup dans cette crise. Les analystes sous-estiment souvent cette réalité.
Dans toute cette animosité contre le Parlement, il faut voir également, d’où ma révolte, une volonté de continuer à exclure la paysannerie. Il y a toujours eu des députés en Haïti mais pas aussi potentiellement indépendants et puissants que ceux que la Constitution de 1987 a engendrés. Ces acquis constitutionnels permettent aux parlementaires issus de la paysannerie la plus profonde d’avoir leur mot à dire dans la chose publique et d’accéder aux plus hautes sphères de décisions politiques du pays. Voici l’inacceptable, l’inavouable qui se cache souvent derrière cette incitation à la haine, cette guerre si j’ose ainsi dire qu’on livre au Parlement. En ce sens, la 51e législature qui n’a même pas encore vu le jour est déjà décriée, désavouée et leurs futurs membres sont déjà des « mal élus ». Le mythe de l’improductivité sera entretenu. À titre d’exemple, la 49e législature a voté une quinzaine de lois et 5 conventions internationales. La 50e à ce jour a voté une cinquantaine de projets et propositions de lois et 2 conventions. Malgré les apparences, elle est en réalité plus productive que les trois législatures précédentes, si la productivité d’une législature se mesure au nombre de lois votées (ce que je conteste, car en empêchant qu’une loi injuste soit votée, il s’agit aussi du travail parlementaire). Pourtant, pour l’opinion publique, la 50e est improductive.
La plus grande réussite des ennemis du Parlement, objectif presque atteint, sera de parvenir à dissocier le peuple de ses légitimes représentants, les seuls qu’il ait choisis pour le diriger et parler en son nom. Ce n’est pas le cas pour tous ces désespérés et désœuvrés qui encombrent les espaces de débat public et polluent les ondes radiophoniques de messages haineux au nom du « peuple ». Le peuple, c’est avant tout ces milliers d’ouvriers dans les usines qui attendent de nous des lois plus justes, comme la loi sur le salaire minimum, et aussi ces millions de paysans qui attendent de nous, à travers nos démarches, que l’État central se tourne enfin vers eux pour construire des écoles, des routes, des centres de santé convenables et l’accès à l’eau. Voici pourquoi les parlementaires se battent. Voici pourquoi nous ne devons pas nous laisser intimider dans l’accomplissement de notre tâche !
Parmi les nombreux ennemis du Parlement haïtien, il faut compter enfin, et pas le moindre, le courant anarcho-populiste. Souvent assimilé, à tort, à la gauche révolutionnaire, il domine depuis plus de trente ans la scène politique. Il est en guerre avec toute forme d’autorité, toute forme de structuration de l’État, celui-ci étant son vrai ennemi. C’est ce qui explique que des parlementaires appartenant à cette frange appellent eux-mêmes à attaquer le Parlement ou suggèrent à ses pairs de démissionner en bloc (mais ils ne prêcheront pas par l’exemple, en démissionnant eux-mêmes). Il ne faut pas confondre les défenseurs de la bonne gouvernance au Parlement et les ennemis du parlementarisme, même si l’un sert la cause de l’autre dans la crise actuelle. Si les premiers sont révoltés par les « privilèges » jugés indécents accordés aux élus, les abus et les cas de corruption, les seconds veulent un chambardement du régime politique actuel tout en étant incapables de proposer mieux. C’est justement dans le chaos qu’ils font leur beurre. Ces derniers sont les plus dangereux pour la stabilité politique du pays, celle-ci étant le premier des biens publics.
Il faut enfin voir le Parlement comme un thermomètre qui nous renseigne sur l’état de santé de notre Haïti, profondément malade. Les parlementaires ne sont pas des extraterrestres. C’est pour moi le plus fidèle échantillon de la société haïtienne. Les élus viennent de toutes les couches sociales et de toutes les circonscriptions du pays. Ils sont le reflet fidèle du citoyen que produisent nos familles, nos écoles, nos églises. Moins de 15% des parlementaires sont reconduits à chaque élection, ce qui n’est pas une bonne chose en soi mais qui garantit un renouvellement des membres. Le Parlement est peut-être pourri comme on le prétend, mais comment peut-il ne pas l’être lorsque nos écoles sont pourries, notre justice est pourrie… Le constat de pourriture est à faire pour l’ensemble de notre société dont le Parlement n’est que le miroir fidèle. Ce n’est pas en cassant le miroir qu’on cesse d’être laid. Il faut tout reconstruire en mettant l’accent sur l’éducation à la citoyenneté responsable. De même, nous devons faire en sorte que la Constitution s’ajuste, via un amendement, aux réalités du moment et corrige les erreurs du passé. C’est d’ailleurs le dur travail que réalise une commission spéciale à la Chambre basse depuis plus d’un an en se mettant à l’écoute de divers secteurs de la vie nationale. Pour cela, ni les discours haineux, ni le feu, ni les armes ne sont utiles. « Mais en Haïti, disait PAULÉUS SANNON déjà en 1898, les hommes ont fini par ressembler aux révolutions qu’ils font: là où il suffirait souvent d’une modification, de changer une pièce dans l’édifice et de la remplacer par une autre mieux adaptée et de meilleure qualité, ils préfèrent raser l’édifice tout entier et construire sur les ruines ».
Finalement, dans une approche constructive, d’une part le Parlement doit œuvrer à regagner la confiance des citoyens en se mettant à l’écoute des justes revendications populaires et s’autoréformer. D’autre part, si les citoyens sont déçus de la 50e législature, ils doivent commencer dès maintenant à préparer la 51e. Dans notre démocratie, elle ne dépend que d’eux : de ceux-là qui vont voter aussi bien de ceux-là qui préfèrent aller à la plage ou rester chez eux le jour du scrutin. L’Haïti de demain doit se construire sans exclusion, sans haine, dans le respect de la Constitution et des lois de la République.
Rolphe Papillon