Exercer la fonction de Magistrat sans formation dans un tribunal peut endommager sévèrement les notions de droits humains lors d’un procès. En Haïti, beaucoup d’usurpateurs sont parvenus à infiltrer le système judiciaire à titre de juge, sans formation, sans diplôme. A longueur de journée, ces faux professionnels jugent des justiciables et prononcent des verdicts émaillés d’injustice. Selon la Mission des Nations-Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH), ce phénomène nécessite une réponse urgente de l’Etat pour garantir la sécurité judiciaire de ses citoyens.
«Nul ne peut être Magistrat s’il ne remplit les conditions prévues par la loi» dispose fermement l’article 4 de la loi du 20 Décembre 2007, portant statut de la magistrature, publiée dans le numéro 112 du journal officiel, le Moniteur. Pourtant, derrière cette belle théorie que dicte cette loi, s’impose une ignoble pratique : celle des Magistrats qui ne remplissent pas les conditions prévues par la loi mais qui tout de même, exercent le métier. Jusqu’en 2018 encore, au sein du système judiciaire haïtien, il existe bon nombre de magistrats qui sont sans formation, sans diplôme ou qui disposent de faux diplômes, et qui, quotidiennement reçoivent des prévenus, accusés et inculpés devant leurs sièges.
C’est le cas de Richard Baratéon*, Juge de Paix de la commune de Petit-trou-de- Nippes depuis 2012 ayant son siège dans la section communale de Lièvres. En 2012, le jeune Richard Baratéon*, 26 ans, a déjà été nommé Magistrat alors qu’il n’avait reçu aucune formation en science juridique. Ayant intégré le système judiciaire grâce à sa fougue et ses accointances, Richard Baratéon* a déjà constaté des dizaines de cas en jouant le rôle d’officier de police Judiciaire (OPJ) et a rendu son jugement ou sa sentence que ce soit en matière civile ou en matière pénale. A l’époque, monsieur Baratéon n’avait que son bac II, baccalauréat qu’il a décroché au lycée Saint-Joseph de l’Asile. En 2013, soit 1 ans plus tard, après avoir passé 12 mois à distribuer de la justice dans la localité Trounippoise, Richard Baratéon* décide d’entreprendre des études en sciences juridiques. Suite à son choix, il a été admis à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Port-au-Prince (FDSE) dans la même année. Immense paradoxe. On peut imaginer la scène d’un individu qui s’est fait appeler médecin pour une spécialité en maternité qui, après avoir éventré une quantité de femmes enceintes au moment de leur accouchement, estime important d’entreprendre des études de médecine.
Ce genre de cas n’est pas isolé, et Richard Baratéon* n’est pas le seul à intégrer le système sans papier et sans les qualifications requises par la loi. Son cas n’est que la pointe de l’iceberg. Ce pseudo-juge, ne fait que suivre un exemple tracé par de grands pionniers usurpateurs.
En Décembre 2017, la Commission Technique de Certification (CTC) du Conseil Supérieur du Pouvoir Judicaire (CSPJ), après une enquête, a démasqué Monsieur Jean-Claude F. DOUYON qui a été intégré dans la Magistrature le 23 décembre 2005 comme Substitut du Commissaire du Gouvernement près le Tribunal Spécial de Travail et a simultanément occupé la prestigieuse fonction de Directeur Général de l’Ecole de la Magistrature (EMA) en marge de la loi. Incroyable mais vrai. Un faux Magistrat qui devient le Directeur Général de l’unique école de la magistrature du pays. Un fait qui témoigne le profond laxisme du système et démontre comment par le laisser aller, l’usurpation peut atteindre son paroxysme. Selon les données recueillies auprès du CSPJ : «Le 22 septembre 2007, Monsieur Jean-Claude F. DOUYON est nommé Juge au Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, Il a été intégré dans la Magistrature sous l’empire du décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire.12 ans après ses différentes fonctions dans la Magistrature, Il a communiqué au CSPJ un diplôme au grade de licencié en Droit, accompagné d’un procès-verbal de soutenance de mémoire, daté du 22 mars 2017». Tout comme Richard Baratéon*, Monsieur Jean-Claude F. DOUYON estime que cette discipline scientifique peut bien lui être utile, et décide de l’étudier, mais après 12 ans d’expérience.
La longue liste des faussaires ne s’arrête pas. Au mois de Janvier 2018, un autre faussaire est venu rallonger la liste. Il s’agit d’un nommé Gérard Belony Dominique qui a passé plus d’une décennie au sein du système, avant d’être démasqué par le CSPJ selon les déclarations de Germain* un étudiant de l’école de la magistrature. Après avoir adopté le nom de son frère explique l’étudiant, monsieur Dominique s’est camouflé en un Magistrat compétent. Et selon les données relevées auprès du greffier Carlo Mars du parquet de Port-au-Prince, qui siégeait avec ce faux juge, les fautes et les erreurs commises par ce faussaire sont lamentables. À rappeler que, le 20 février 2015, les avocats Newton Louis Saint-Juste et André Michel ont récusé ce dernier et 32 autres juges, pour assurer la poursuite de l’instruction qui avait pour chef d’accusation ‘’corruption’’ retenue contre l’épouse de l’ancien chef d’Etat Michel Joseph Martelly, Sophia Martelly et son fils Olivier. On imagine le nombre de cas jugés en une décennie, à en croire les déclarations de Germain*.
Consterné par cet état de fait, le Magistrat Wando Saint-Villier, juge d’instruction au tribunal de première instance (TPI) de la commune de Croix-des-Bouquets et président de l’association professionnelle des magistrats, dit voir la crédibilité de la profession en train de s’effondrer chaque jour. L’auteur du livre ‘’Le droit à un procès équitable’’ déclare : «Tout doit être fait dans les limites de la loi pour stopper ce phénomène». Le cas des faussaires démasqués ne sont pas des accidents selon lui. «On ne peut être imposteur par erreur, déclare l’honorable Wando, l’imposture est un mensonge qui suppose la détention de la vérité, et la volonté de feindre pour tromper autrui». Pour le juge Wando Saint-Villier, un Magistrat doit être un modèle que la société peut reproduire pour orienter toute une génération.
Une conception du métier de juge que le président de la commission justice et sécurité publique du Senat, Jean Renel Senatus partage sans réserve. Pour le sénateur, «seule la justice peut élever une nation». On ne saurait laisser un tel pouvoir comme le judiciaire entre les mains des faussaires, explique-t-il. Pour lui, un Magistrat est comparable à la femme de César : «elle doit être au-dessus de tout soupçon».
Par ailleurs, le sénateur reconnait que la présence des faux Magistrats dans le système judiciaire est liée quelque fois à l’influence néfaste de certains parlementaires qui ne cessent de bousculer la séparation des trois pouvoirs en recommandant au nom du législatif des personnes sans qualités dans le judiciaire. Ce qui selon le sénateur est un affront à la notion d’Etat de droit.
Comment peut-on devenir Magistrat, selon la loi ?
Pour devenir Magistrat en Haïti, le recrutement se fait par deux voies : celle de l’école de la magistrature en passant par un concours et l’intégration directe. Mais les deux voies imposent des conditions strictes.
A l’EMA pour être éligible au concours le candidat doit répondre aux critères suivants : être haïtien, n’ayant jamais renoncé à sa nationalité, détenir une licence en droit ou un diplôme équivalent homologué par le rectorat de l’Université d’Etat d’Haïti, être âgé de 23 ans accomplis et 50 ans, jouir de ses droits civiles et politiques, n’avoir jamais été condamné à une peine affective et infamante, jouir d’une bonne santé physique et mentale selon ce qu’explique l’article 20 de la loi du 20 Décembre 2007. À côté des conditions, les pièces à fournir sont les suivantes : formulaire d’inscription dûment rempli et signé par l’intéressé, Licence en droit, procès-verbal de soutenance et un exemplaire du mémoire soutenu, curriculum vitae mentionnant trois références, lettre de motivation, acte de naissance ou extrait des archives, six photos d’identité, trois de profil et trois de face, une pièce d’identité valide (Passeport valide ou CIN), certificat de bonne vies et mœurs délivré par la police nationale d’Haïti, casier judiciaire, certificat de santé mentale et certificat médicale délivré par le ministère de la santé publique et de la population et des frais d’inscription (1000 gourdes, dernière en date).
Pour l’intégration directe : les articles 22 et 23 de ladite loi disposent : peuvent faire objet d’intégration directe, les personnes remplissant les conditions qui suivent : Peuvent être intégrées dans les listes à soumettre par les Assemblées Départementales et Communales concernées au Président de la République pour la nomination à la fonction de Juge des troisième et quatrième grades de la hiérarchie Judiciaire, à l’exclusion des fonctions de chef de juridiction :Premièrement : Les titulaires d’une licence en droit justifiant de huit (8) années au moins de pratique professionnelle dans le domaine juridique, économique ou social les qualifiant particulièrement pour exercer des fonctions Judiciaires ;Deuxièmement : Les titulaires d’un diplôme d’Études Supérieures en Droit justifiant de l’exercice, pendant cinq (5) ans au moins, d’une profession juridique ou d’un poste dans l’enseignement du Droit dans une Faculté reconnue sur le territoire de la République ; Troisièmement : Les greffiers en chef des Cours et Tribunaux de Première Instance détenteurs d’une Licence en Droit justifiant de dix (10) années au moins de services effectifs dans leur corps ; Quatrièmement : Les personnes justifiant avoir reçu une formation initiale de longue durée dans une école de magistrature étrangère dont le diplôme est homologué par l’Etat haïtien.
L’Article 23 de la même loi dispose que : les personnes remplissant les conditions qui suivent : Peuvent être intégrées dans les listes à soumettre par les Assemblées Départementales au Président de la République pour la nomination aux fonctions du deuxième grade de la hiérarchie, à l’exclusion des fonctions de chef de juridiction ; et en second lieu : Les avocats justifiant de dix-huit (18) années au moins d’exercice de leur profession et dont la candidature fait l’objet d’une recommandation spéciale du conseil de l’ordre de leur barreau d’origine ; Deuxièmement : Les professeurs de Droit des Facultés établies sur le territoire de la République ayant au moins une Maîtrise en Droit ou un Diplôme d’Etudes Supérieures et justifiant de dix (10) années d’expérience dans l’enseignement universitaire.
Des imposteurs démasqués, des usurpateurs à punir
«Il n’est rien de plus effrayant que de voir agir l’ignorance ; et quand l’ignorance agit et engendre des dégâts il faut le punir au regard de la loi» affirme le président de la commission de justice et sécurité publique au sein du sénat haïtien, Jean Renel Sénatus. L’ancien commissaire du gouvernement souligne que le faux en écriture publique ou authentique est un crime selon les dispositions du code pénal haïtien. Selon l’article 107 du code pénal «Tout fonctionnaire ou officier public, qui, dans l’exercice de ses fonctions aurait commis un faux, soit par fausses signatures, soit par altérations des actes, écritures ou signatures, soit par suppositions de personnes, sera puni des travaux forcés à perpétuité». Pour intégrer le système judiciaire, l’individu a présenté des faux documents, pour ensuite commettre des faux en écriture pour avoir un grade supérieur, sans oublier l’usurpation de titre, qui, selon l’article 217 du code pénal prévoit une peine d’un an à trois ans ferme quand elle dispose que : «quiconque, sans titre, se sera immiscé dans des fonctions publiques civiles ou militaires, ou aura fait les actes d’une de ces fonctions, sera puni d’un emprisonnement d’un an à trois ans sans préjudice de la peine de faux, si l’acte porte le caractère de crime». Une suite d’infraction qui ne peut être restée en toute impunité.
«La décision du CSPJ de mettre à pied le Magistrat Gérard Belony Dominique devrait aller au-delà d’une simple révocation, une procédure pénale devrait être mise en œuvre contre cet imposteur qui a trompé la vigilance Etatique pour intégrer le corps judiciaire» réclame l’avocat Jaques Letang.
Dans un communiqué de presse du CSPJ datant du 4 janvier 2018, le CTC précise qu’«alors que Monsieur Douyon avait occupé sans titre, ni qualité, de manière frauduleuse et par usurpation de titre les prestigieuses fonctions de Directeur Général de l’Ecole de la Magistrature (EMA), Substitut du Commissaire du Gouvernement près le Tribunal spécial de Travail en 2005 et Juge au Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince de 2007. Usant de ses fonctions, il a perçu des frais et l’argent des contribuables haïtiens, il a pris des décisions sur les biens des justiciables et aurait paraphé les diplômes des Élèves-Magistrats alors qu’il n’était pas dans les conditions requises, c’est-à-dire dépourvu de qualité».
La commission Technique de certification (CTC) dans ses recommandations au doyen du Tribunal de Première Instance, entend non seulement poursuivre personnellement Monsieur Jean-Claude DOUYON mais aussi poursuivre pour complicité tous ceux qui l’ont aidé à accomplir de tels forfaits aux préjudices de la société et au mépris des lois, principes et règlements régissant la matière.
Par contre dans une position moins rigide et nuancée, la responsable de la MINUJUSTH, Sophie Boutaud de la Combe explique que «la Commission Technique de Certification (CTC), dans le cadre de son travail peut relever que certaines personnes exerceraient le métier de Magistrat sans remplir les conditions de qualification nécessaire à l’exercice de cette profession. Dans ces cas des mesures sont prises pour corriger ces situations et acheminer les dossiers aux autorités judiciaires pour la mise en mouvement de l’action publique». La spécialiste rappelle pour dire : «la certification est un processus long, complexe et couteux par lequel doit être effectuée la vérification de la compétence et de l’intégrité morale, par le biais d’enquête portant sur la vie personnelle, les études, l’exercice professionnel, le patrimoine et l’intégrité de tous les Magistrats des Cours et Tribunaux».
Faux Magistrat, qu’en est-il des droits humains et des cas déjà jugés ?
«Le fait pour un Magistrat qui n’a pas la qualification requise de rendre des décisions pour les justiciables, porte atteinte aux droits des justiciables d’être jugé par un magistrat compétent, indépendant, impartial et cela viole aussi le droit à la protection judicaire qui est un droit garanti par la convention américaine des droit de l’homme du 22 novembre 1969» explique le défenseur des droits humains et tête de pont du Bureau des Droits Humains en Haïti (BDHH). Vu la fausseté qui est caractérisée par les décisions de ces Magistrats, leurs décisions selon l’avocat Jaques Létang sont susceptibles d’être remises en question voire même annulables de par leur nature. Selon Maitre Jacques dans un principe de droit ‘’la fraude corrompt tout’’ «Un acte n’a la force juridique valable que si et seulement si la personne qui l’a posé a été nommée par l’autorité hiérarchique compétente qui lui confère la qualité, sans irrégularité». Les éventuelles possibilités de rejuger devraient-être étudiées.
L’indispensable reforme
«Les nécessité d’assainir le système judiciaire est de nos jours une obligation» selon ce que déclare l’avocat Jacques Letang. Cette notion de réforme est plaidée il y a longtemps au sein du système judicaire haïtien, vu les faiblesses auquel il est confronté. Et la présence de la Mission des Nations-Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH) est un témoignage vivant que la communauté l’internationale reconnait qu’Haïti a un système judiciaire lacunaire. Mais la MINUJUSTH entend tout de même faire le maximum d’effort pour accompagner la justice haïtienne et laisse derrière elle un bilan positif. Avec un effectif de 351 personnels civils dont 50% nationaux et 50% internationaux l’appui en ressources humaines est garanti. Sophie Boutaud de la Combe, cadre de la MINUJUSTH rappelle que «la MINUJUSTH est chargée d’aider le Gouvernement haïtien à renforcer les institutions de l’état de droit en Haïti comme l’a demandé le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations-Unies dans les résolutions 2350 (2017) et 2410 (2018). Dans le secteur de la justice cela se traduit par un appui au Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et au Ministère de la justice et de la sécurité publique ainsi qu’au tribunal de première instance de Port-au-Prince. En ce qui concerne le CSPJ, qui est l’organe d’administration, de contrôle, de discipline et de délibération du pouvoir judiciaire, cet appui vise à ce que cette institution s’acquitte plus efficacement de ses fonctions principales».
A côté de la détention préventive prolongée, d’autres problèmes chroniques doivent être touchés notamment la question des Magistrats faussaires et la certification des Magistrats qui, fait partie des attributions de contrôle et de discipline du CSPJ en vue d’améliorer le système judiciaire. Toutefois, Selon Madame De la Combe, cette tâche doit être menée conjointement avec le MJSP conformément à la loi portant statut de la magistrature du 27 novembre 2007, comme le précise l’article 70 qui dicte : qu’«une procédure de certification des Juges et des Officiers du Ministère Public est organisée par le Conseil du Pouvoir Judiciaire».
Un coup de balai, ou un veeting au sein du pouvoir judiciaire serait un moyen de dégorger le système de ces éléments qui le pourrissent.
Aujourd’hui, il est à interroger sur la valeur réelle des jugements rendus par ces faussaires et les injustices engendrées, tout en se demandant est ce que les décisions rendues ne devraient pas être reconsidérées en guise de soucis de justice. Parce qu’en Etat de droit comme l’a si bien dit Montesquieu dans son ouvrage ‘’De l’esprit des lois’’ en 1748, «Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir».
*Par soucis de protection et de sécurité de certaines personnes, des noms d’emprunt ont été attribués en lieu et place des vrais noms.
Marc-Evens LEBRUN