Le Nouvelliste avait 68 ans, lui, il n’avait que 14 ans, lorsqu’il livrait le journal de la rue du Centre aux abonnés de Port-au-Prince. En 1966, Louis Désir, un facteur du journal, embauche Hilaire comme une petite main pour l’aider à la distribution. En pantalon court, chaussures de caoutchouc, l’adolescent bat les pavées de cette capitale qui ne ressemble pas à Bainet, sa ville natale, dans le département du Sud-Est.
On voit Hilaire comme un bon petit soldat qui apporte le journal à ce lecteur lambda taraudé par la question : quoi de neuf ? Chaque jour, une nouvelle chasse l’autre. Le petit Hilaire doit être en forme pour maintenir ce rythme. La presse tourne et tourne. Le 1er mai 2008, le plus ancien quotidien d’Haïti fête ses cent ans. Hilaire n’a pas vu le temps passer. Il a six enfants, de deux « manman pitit ». Mais il est resté fidèle au doyen de la presse haïtienne, lui qui n’a jamais travaillé pour d’autres institutions. Il n’a qu’un métier : facteur.
« Le Nouvelliste, c’est ma vie. Tous mes enfants ont été élevés avec l’argent que j’ai gagné en livrant les journaux et aussi grâce à leur mère », me raconte Hilaire qui vient de me livrer, à la maison, le journal. Il est pressé, il a toujours le feu et je le retiens. Il y a si longtemps que ce monsieur, qui m’appelle par mon prénom, fréquente Bourdon. À l’occasion du 120e anniversaire du journal, subitement, me vient l’idée de parler juste un petit instant de ce centenaire qui nous lie. « Bèna, m pa gen tan », lance-t-il. Son devoir quotidien l’appelle. Je ne serai pas long, Hilaire. J’ouvre la barrière, il entre, s’installe sur la galerie, un lot de journaux sous les bras. Bien calé sur une dodine, il me raconte en se basculant des histoires liées au Concacaf, le temps où le football haïtien attirait beaucoup de lecteurs.
Cantonné à Port-au-Prince, Hilaire parcourt à pied plusieurs quartiers de la capitale. À un moment, dit-il, ses abonnés étaient nombreux. Une centaine ? « Plus que ça », dit-il. Deux cents ? Il pointe l’index en l’air comme pour me dire de faire grimper la courbe de la vente.
En 2010, Le Nouvelliste a 112 ans. Une année terrible pour Haïti. Un désastre dans la vie d’Hilaire. Le tremblement de terre a tué beaucoup d’abonnés de notre facteur. « Ce qui a été dur pour moi, des abonnés sur qui je comptais sont montés à Pétion-Ville pour installer leurs boutiques, leurs magasins. Maintenant, ce sont les facteurs de Pétion-Ville qui jouissent de tout ça », regrette-t-il.
Ce que Hilaire regrette le plus, c’est Ticket Magazine qui est devenu un média en ligne adossé sur le site du quotidien Le Nouvelliste qui l’a créé. « Ticket se te yon degi. Ce que je constate, je parle selon moi. Beaucoup de gens s’abonnaient au Nouvelliste pour Ticket. Je ne sais pas pourquoi les propriétaires du journal ont enlevé Ticket. À eux de savoir. Certains de mes clients me disaient carrément qu’ils n’avaient pas besoin de nouvelles… ce qui les intéressait… c’était Ticket », dit-il en me faisant signe de partir. Mais Ticket, c’est pour les jeunes. « Rete ! granmoun li Ticket anpil wi », dit-il dans un éclat de voix qui résonne dans toute la maison.
Hilaire associe le journal au Nouvelliste, c’est-à-dire un journal qui apporte le stress, les tensions de la ville, l’actualité politique et des choses de pourri de la République qui ruinent la santé des citoyens sensibles. « Moun pa rele w depi se jounal ki nan men w. O ! Se pa fasil », fait-il d’une moue dégoûtée. À bien suivre la logique de ce facteur, ce qui est associé au bonheur de vivre, à la distraction, ne saurait être un journal.
Un autre facteur ruine notre facteur : Internet. À 66 ans, il ne sait pas comment combattre ce phénomène qui rend tout le monde addictif à l’écran. « Tu proposes le journal, les gens te disent mwen li l sou Entènèt. Je leur dis, moun yo pa egare ! Menzanmi ! yo pa lage tout jounal la sou entènèt », dit-il d’un air offusqué. Je ne peux pas m’empêcher de rire. Ce réflexe anodin le désarçonne un peu. J’aime bien que notre livreur de journaux entretienne ses illusions de bon petit soldat qui se bat contre les moulins à vent. Je me ressaisis et acquiesce: « Moun yo pa egare ». Hilaire revient à la charge : « Pwoblèm ! Pwoblèm nèt. Kounye a moun yo li Le nouvelis sou telefòn », di-t-il d’un air dépité.
L’homme sent le vent tourner. La presse traditionnelle sur support papier tiendra encore pour combien de temps ? Face aux médias qui inondent la Toile, le centenaire joue-t-il son baroud d’honneur sur l’écume des vagues ? Autant de questions qu’un sexagénaire, qui vit au contact du papier et qui hume depuis l’adolescence l’odeur de l’encre, ne posera pas. Mais nous sommes liés par la même histoire que tissent nos journalistes, les historiens de l’instant. Hilaire et moi, nous sommes liés avec toute la machine derrière ce produit fini qu’est l’information. C’est toute une chaîne d’êtres humains qui bossent sans relâche !
Hilaire se réjouit tout de même d’avoir réussi à élever ses six enfants. Il ne veut pas parler d’un de ses fils qui a quitté Haïti pour le Chili. Il ne dira pas un mot sur l’un de ses garçons qui avait fait des études techniques à l’école polytechnique de Saint-Gérard qui s’active dans des petits boulots. Mais une petite étincelle brille dans ses yeux quand il devise sur sa fille : « Bèna, mwen gen yon gwo lo. Le gros lot, c’est ma fille, elle a étudié les sciences comptables à l’Université Quisqueya. »
Hilaire ne veut pas rester davantage. En 52 ans de carrière de facteur, il a tellement de choses à raconter qu’une « lodyans » pendant une bonne heure ferait mon affaire. J’ouvre la barrière et je le suis des yeux jusqu’au coude de la rue.
Claude Bernard Sérant