Des idées pour le développement
Publié le 2018-09-24 | Le Nouvelliste
Economie –
Le rapport de la Commission chargée de faire des propositions d’amendement de la Constitution de 1987, dirigée par le député de Pétion-Ville Jerry Tardieu, a abordé la problématique de la cohabitation quasi impossible entre les présidents de la République et les Premiers ministres en Haïti. Très souvent, les antagonismes sont exacerbés à un point tel que ladite commission a proposé la suppression, purement et simplement, du poste de Premier ministre pour le remplacer par un vice-président, beaucoup plus assujetti au président élu. Une proposition partagée par beaucoup de responsables politiques haïtiens dont des anciens ministres, conscients de cet épineux problème.
Les exemples de Premiers ministres lâchés par les présidents en fonction sont légion au cours des dernières années. Parmi les expériences les plus récentes, on peut citer le cas de Michelle Duvivier Pierre-Louis livrée à la fosse aux parlementaires par son ami de longue date, le président René Préval, de regrettée mémoire. Le cas le plus emblématique demeure celui de l’ex-Premier ministre Garry Conille qui était obligé de partir en catastrophe pour limiter les dégâts, seulement quatre mois après son investiture. La coopération avec le président Joseph Michel Martelly devenait impossible. Tout simplement.
Point besoin de prolonger indéfiniment la liste pour comprendre l’ampleur du mal et ses conséquences. Une partie de l’instabilité gouvernementale, néfaste à la planification des politiques publiques et à l’efficacité de leur exécution, se retrouve à ce niveau. On a l’impression que dès l’entrée en fonction d’un nouveau Premier ministre, une guerre est déclenchée entre la Primature et la présidence.
Elle s’éclate sous plusieurs formes : bataille pour le choix des ministres, guerre de visibilité pour les prochaines élections, contrôle des contrats juteux et des dépenses publiques, combat pour le contrôle de l’administration publique et du Parlement, méfiance coutumière entre les politiciens haïtiens et contradiction dans les orientations des décisions politiques. Un conseiller d’un ancien Premier ministre m’avait confié n’avoir plus voulu mettre les pieds au Palais national après quelques visites.
Dans le cas du tandem Moïse/Céant, certains signaux préoccupent déjà les observateurs avisés. Des analystes politiques, généralement bien informés, affirment que le Premier ministre Céant n’a pas vraiment choisi de ministres au sein de son cabinet ministériel. Par exemple, le sénateur de la Grand’Anse, Sorel Jacinthe, a confirmé au micro de Luckner Désir à l’émission Matin Débat du jeudi 20 septembre 2018 que son parti Inite avait fait le choix du Dr Ronell Gilles pour être ministre de la Santé publique et de la Population (MSPP).
Au bout du compte, les données politiques ont évolué, le pouvoir exécutif a décidé de garder l’ancien titulaire du MSPP et d’affecter le Dr Gilles au ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI). Quels résultats concrets pourra-t-il donner au MCI dans un tel contexte de tractations et d’improvisation? Quelles sont ses compétences dans le domaine du commerce? Quelle est sa vision de la politique commerciale du pays?
Cet état de fait présente un seul avantage: il peut permettre au chef du gouvernement de contrôler et de superviser le travail des ministres, sans parti pris. Cependant, l’inconvénient majeur, c’est qu’il ne pourra pas sanctionner les ministres proches du président et des parlementaires puissants, même si ces ministres sont inefficaces et incompétents.
Certains ministres peuvent ne pas recevoir d’ordre du Premier ministre, comme ce fut le cas pour Garry Conille. Dans une telle circonstance, le Premier ministre perdra le contrôle de l’action gouvernementale qui s’écartera de toute efficacité. Et la seule issue deviendra alors la démission. L’expérience de Garry Conille représente une preuve éloquente.
Le premier signal de la guerre entre le président Moïse et son Premier ministre est parti du sénateur du Parti haïtien tèt kale (PHTK) du Nord-Ouest, Kedlaire Augustin. Celui-ci pointe du doigt le nouveau Premier ministre qui n’aurait pas remercié le président Moïse d’avoir fait choix de lui dans ses propos de circonstance lors de la séance de ratification au Sénat de la République, le vendredi 14 septembre 2018.
Le sénateur a noté également que le notaire Céant dispose de son propre agenda politique, très différent de celui du président Moïse. Comme si le Premier ministre était prisonnier des seuls propos et orientations du président, même si ces derniers ne sont ni pertinents ni appropriés à la conjoncture. Il n’aurait même pas le loisir de souligner d’autres éléments visant à bonifier ou corriger la vision ou les orientations politiques du président.
La mauvaise coordination entre la présidence et la Primature vient de ces petites susceptibilités, parfois mesquines, des entourages des présidents et des Premiers ministres. Tout petit geste est scruté à la loupe avec un seul objectif : trouver la preuve que le Premier ministre a son propre agenda politique, qu’il envisage de devenir président. Il deviendra alors subitement un traître. Un ennemi à abattre.
Un autre signal important à considérer est celui de la longue entrevue du président Jovenel Moïse accordée à Radio Métropole le jour même de la cérémonie d’investiture du Premier ministre Céant. La presse était invitée à 11 heures au Palais national. Pourtant, le président était encore en direct dans les studios de Radio Métropole jusqu’à l’approche de l’heure du début de la cérémonie. Il a pris soin de souligner que cette entrevue était tellement importante pour lui qu’il a dû convaincre ses proches conseillers de son urgente nécessité.
Pourtant, il n’y avait pas eu de nouvelles annonces. De plus, il allait tout de suite donner son discours de circonstance en présence de l’ensemble des médias. Il aurait pu en profiter pour annoncer tout ce qu’il voulait. Quelle était donc l’opportunité de cette entrevue fleuve à Radio Métropole? Tout porte à croire que le président voulait confirmer que c’est lui le grand manitou qui a fait le choix du nouveau Premier ministre qui, lui, aura à exécuter les programmes du chef suprême.
Le Premier ministre semble débuter son mandat en terrain miné. Sa popularité constitue une menace crédible pour la présidence. Si M. Céant réussit bien son passage à la Primature, il peut devenir un candidat crédible aux prochaines élections présidentielles. Et cela peut ne pas plaire au président et à son entourage. La bataille pour les prochaines élections risque d’être féroce à l’intérieur même du pouvoir PHTK. Le sénateur Kedlaire Augustin a confirmé que le président Martelly demeure encore très influent au sein du parti PHTK et du pouvoir. Sa proximité avec le Premier ministre Céant peut représenter une pomme de discorde pour le duo Moïse/Céant.
À certains égards, la paire Jovenel Moïse/Joseph Michel Martelly ressemble à celui René Préval/Jean-Bertrand Aristide, version 1996-2001. On soupçonnait que l’ex-président Aristide était plus puissant que le président Préval à l’époque. Certains disent la même chose aujourd’hui de l’ex-président Martelly par rapport au président Moïse. Le sénateur du Sud, Jean-Mary Salomon va jusqu’à parler de Jovenel Moïse comme d’un président de doublure. Donc, en cas de désaccord, M. Céant peut se retourner vers le président Martelly pour neutraliser le président Moïse.
L’autre pierre d’achoppement viendra du dossier PetroCaribe. Le président semble transmettre l’ensemble des dossiers brûlants au Premier ministre Céant. Comment celui-ci pourra-t-il s’en sortir? Va-t-il avoir les coudées franches pour décider? Le président Moïse peut déclarer vouloir une enquête indépendante sur le dossier PetroCaribe qu’il délègue au Premier ministre; mais quand celui-ci voudra prendre des mesures concrètes, il se retrouvera en face du Palais national. Ces rivalités pourraient être féroces puisque ces enjeux sont de taille.
Jovenel Moïse transfère également la lourde tâche de réaliser ses principales promesses au nouveau Premier ministre sans s’assurer qu’il en a les moyens. Si les résultats ne sont pas rendez-vous, le bouc émissaire est désigné d’avance. L’ex-député Arnel Bélizaire qui se dit proche du Premier ministre Céant l’affirme haut et fort : la constitution même du nouveau gouvernement l’empêchera de donner des résultats concrets, de lutter contre la corruption et de faire la lumière sur le dossier de PetroCaribe. Pour lui, le gouvernement Céant file droit vers l’échec.
L’ex-Premier ministre Evans Paul qui se dit proche du président Moïse est encore plus tranchant : « le pays est ‘tèt anba’. Un véritable méli-mélo ! Un bateau sans gouvernail qui ne sait quelle direction prendre. Le capitaine est dépassé. C’est une cacophonie… Le pays est comme le Titanic en train de couler. »
Entre-temps, le nouveau Premier ministre envoie un signal positif à partir de son cabinet rapproché. Son directeur, Jimmy Albert, ancien ministre de la Jeunesse, des Sports et l’Action civique, est un proche de l’Église catholique. Il peut bénéficier du soutien du clergé catholique, égratigné par Jovenel Moïse à plusieurs reprises. Daly Valet, André Lemercier Georges, Jean-Mary Chérestal, Camille Leblanc et Guy Serge Pompilus, membres du cabinet, sont des personnalités politiques compétentes et expérimentées dans leur domaine respectif.
Avec cette équipe, la Primature pourra gagner en crédibilité si les prochaines décisions politiques sont cohérentes et pertinentes. À ce moment-là, le centre du pouvoir pourra bien devenir la Primature et non la présidence. Le pouvoir PHTK en a besoin pour sauver le mandat du président Moïse mais celui-ci peut ne pas le voir de cet œil. Et cette divergence peut déboucher sur des contradictions inefficaces et contre productives.
On comprend bien que la cohabitation harmonieuse Primature/Présidence est un important enjeu de gouvernance. C’est parce qu’elles n’arrivent pas à coopérer efficacement depuis plusieurs années que la Commission présidée par le député Jerry Tardieu considère que la meilleure option est son élimination pour laisser le champ libre à la présidence. Les ministères appliqueront alors directement le programme du président qui choisira ses ministres. Il faudra bien que le Parlement joue pleinement son rôle de contrôle pour éviter la capture de l’État par un petit groupe au profit de leurs propres intérêts.
Il convient de noter également que la nomination des trois nouveaux ministres sans portefeuille constitue un mauvais signal pour la crédibilité du nouveau Premier ministre. Celui-ci a les trois prochains mois pour forger tout son avenir politique. Et qui sait? Pour réorienter l’avenir de la nation en plaine désillusion.
Thomas Lalime thomaslalime@yahoo.fr
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