Le linguiste Renauld Govain, créoliste érudit et arpenteur avisé de la francophonie haïtienne

Le linguiste Renauld Govain, créoliste érudit et arpenteur avisé de la francophonie haïtienne post thumbnail image

By: Rezo Nodwes 9 juin 2022

Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue

Montréal, le 8 juin 2022

Entrevue exclusive avec Renauld Govain

Doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti

Mise en contexte, par Robert Berrouët-Oriol – Connu dans les milieux universitaires haïtiens et internationaux pour son affabilité, sa grande rigueur intellectuelle, ses travaux de recherche et son souci de dispenser un enseignement de qualité, Renauld Govain est docteur en sciences du langage de l’Université Paris VIII (2009). Il a procédé, le 1er premier juin 2022, à l’Université Paris VIII, à la soutenance en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langage. Le titre de cette soutenance postdoctorale était « La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description » et l’entrevue qu’il accorde aujourd’hui au National vise à présenter cette exceptionnelle étape de son parcours académique. Exceptionnelle, car il faut savoir que l’Habilitation à diriger des recherches (HDR) –que détient l’historienne Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, enseignante à l’Université d’État d’Haïti–, est une qualification universitaire extrêmement rare parmi les diplômés du corps enseignant haïtien, et il en est de même pour l’agrégation (Jean Marie Théodat est agrégé de géographie et feu Mario Alvarez était agrégé de médecine).

L’Habilitation à diriger des recherches (HDR) est un diplôme national de l’enseignement supérieur français qu’il est possible d’obtenir après un doctorat. Il permet de diriger des thèses de doctorat et il conditionne la possibilité de postuler à un poste de professeur des Universités (après inscription sur la liste des qualifications par le Conseil national des Universités). L’HDR est définie règlementairement par l’arrêté du 23 novembre 1988, dont l’article 1 stipule que « L’habilitation à diriger des recherches sanctionne la reconnaissance du haut niveau scientifique du candidat, du caractère original de sa démarche dans un domaine de la science, de son aptitude à maîtriser une stratégie de recherche dans un domaine scientifique ou technologique suffisamment large et de sa capacité à encadrer de jeunes chercheurs. Elle permet notamment d’être candidat à l’accès au corps des professeurs des universités. »

Enseignant-chercheur et Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti,Renauld Govain est également responsable scientifique du Laboratoire langue, société, éducation (LangSE) de la FLA. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et de plusieurs livres. En voici un relevé non exhaustif.

  • Govain, Renauld (2009) : « Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti ». Thèse de doctorat de l’Université Paris VIII.
  • Govain, Renauld (2013) : « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques. Approches théoriques, Paris, L’Harmattan.
  • Govain, Renauld (2014) : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4.
  • Govain, Renauld (2014) : « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol ». Paris, Éditions L’Harmattan.
  • Govain, Renauld (2017) : « Le parler bolith : histoire et description ». Jebca Éditions.
  • Govain, Renauld (sous la direction de ) (2018) : « Le créole haïtien : description et analyse », Paris, Éditions L’Harmattan.
  • Govain, Renauld (2020a) : « Le français haïtien et le ‘’français commun’’ : normes, regards, représentations », revue Altre Modernità / Autres modernités, Università degli Studi di Milano, Italie.
  • Govain, Renauld (2021) : « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars.
  • Govain, Renauld (sous la direction de) (2021) : « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien ». JEBCA Éditions.
  • Govain, Renauld (2021) : « Pour une didactique du créole langue maternelle », dans « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca.

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Avant d’aborder les volets proprement académiques de ta soutenance en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langage, peux-tu décrire, au plan subjectif, ton « ressenti » d’avoir accompli une trajectoire aussi exigeante ? Quelle était l’atmosphère de la soutenance et comment se sont manifestés l’intérêt et l’évaluation du jury ?

Renauld Govain (RG) : Merci en pile pour cette question et, plus globalement, pour l’interview. Étant enseignant-chercheur et coordinateur du laboratoire de recherche Langue, société, éducation (LangSÉ) basé à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti (où j’ai eu la chance de t’avoir comme professeur, je t’en remercie) cet accomplissement s’inscrit dans l’exercice de mon métier d’enseignant-chercheur et je le vis comme une étape normale dans ma carrière. En outre, en tant que secrétaire du conseil scientifique du Collègue doctoral d’Haïti créé en 2012 mais qui connaît une forme de dormance, je m’étais posé l’HDR comme une obligation. J’y suis arrivé, certes, mais c’est le début de nouveaux défis que je me suis lancés, car l’HDR est pour moi l’occasion de l’ouverture d’un chantier sur la description de la phonologie du créole haïtien (CH), à la suite, bien principalement de Jean-Robert Cadely à la différence duquel je me donne pour mission principale de faire ressortir les apports substratiques africains des langues du groupe kwa et particulièrement du sous-groupe gbé dans le fonctionnement phonologique du CH. En effet, les apports substratiques africains en CH sont largement discutés en morphosyntaxe. Mais, rien n’en est dit à propos de la phonologie. Or, là aussi il y a des choses à dire.

L’atmosphère lors de la soutenance était très cordiale. En effet, une soutenance d’HDR, à la différence de celle d’un mémoire ou d’une thèse de doctorat, te met en échange avec des pairs. C’est un échange entre pairs sur une base sensée égalitaire. Enfin, je préciserai que le sujet que j’avais soumis à leur appréciation a soulevé l’intérêt de chacun des membres du jury. Évidemment, d’après leur sensibilité en termes de problématique de recherche, certaines parties touchent les uns plus que les autres.

RBO – Dans le résumé de ta soutenance, tu exposes que « Sous le titre de « La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description » se retrace un parcours de recherche où se croisent plusieurs thématiques. De la sociolinguistique à la phonologie en passant par la dialectologie, la didactique des langues, la francophonie et la description du français haïtien, cet itinéraire non linéaire s’inscrit dans une interdisciplinarité s’appuyant sur le créole haïtien (CH) ». Sur le plan méthodologique, pourquoi as-tu choisi cet angle d’interdisciplinarité pour rendre compte de la question linguistique haïtienne ?

RG : Ce choix découle naturellement de mon champ, je dirais même mes champs de recherche. Il vient aussi du choix de présentation que j’ai fait : j’ai le choix entre une synthèse des travaux ou un mémoire inédit ou un dossier mélangeant la synthèse et une partie inédite. J’ai porté mon choix, en réalité, sur cette dernière option.  

RBO – Je note, dans le résumé de ta soutenance, que « Cette synthèse se divise en deux parties, chacune comportant quatre chapitres. La première partie porte sur les pratiques linguistiques haïtiennes en général, en s’appuyant sur l’histoire et les usages respectifs des deux langues officielles du pays : le CH et le français ». Peux-tu résumer l’essentiel de cette première partie ?

RG : Assez schématiquement, elle porte sur 1) l’enseignement/apprentissage des langues à l’école en questionnant le choix de la langue d’enseignement qui est principalement le français que les apprenants découvrent généralement à l’école tandis qu’ils pratiquent tous le CH à l’oral ; 2) les politiques linguistiques et les politiques éducatives liées à la question linguistique et leurs incidences sur les pratiques linguistiques communautaires et sur la réussite scolaire. Cela m’a permis de questionner l’adéquation des rapports sociaux inégalitaires entre les citoyens et les pratiques linguistiques tout aussi inégalitaires entre le créole et le français de sorte que les bilingues sont les privilégiés du système socio-économique national et les masses urbaines et rurales créolophones unilingues en sont, du coup, défavorisées; 3) la dialectologie haïtienne à travers les variations observées en CH, notamment les variations diatopiques, c’est-à-dire à valeurs géographiques. Mais il existe d’autres types de variations telles les variations diastratiques qui renvoient aux pratiques linguistiques selon les couches (pour ne pas dire strates) de la communauté linguistique ; les variations diachroniques qui ont à voir avec le temps et les changements linguistiques qu’il est susceptible d’induire ; les variations diaphasiques en référence aux différentes situations de discours ; et les variations diamésiques qui s’appuient sur la différence entre l’oral et l’écrit : personne ne parle exactement comme il écrit et vice versa.

Dans cette partie est aussi abordée l’influence sur le CH de l’anglais et l’espagnol tel que décrit dans l’ouvrage de 2014 que tu as évoqué dans la bibliographie sélective. L’anglais est plus influent sur le CH malgré le contact physique entre celui-ci et l’espagnol langue de la République dominicaine avec laquelle Haïti partage une frontière terrestre d’environ 360 km, quatre marchés binationaux dans les quatre points frontaliers officiels sans oublier une quarantaine de points de contact frontalier entre les habitants des deux parties de l’île… Les raisons expliquant l’influence d’une langue sur une autre ne sont pas toujours lisibles dans l’immédiatement observable. Elles peuvent relever des rapports que les locuteurs développent avec ces langues, des avantages que leur pratique tend à leur offrir. Car les langues ne sont pas que de simples moyens de communication. Elles sont aussi des outils identitaires de (re)présentation de soi mais également des instruments au service d’aspirations économiques personnelles. L’influence de l’anglais sur le CH se fait notamment par le truchement des activités migratoires des Haïtiens aux États-Unis d’Amérique (où ils forment des communautés diasporiques), mais aussi par les mass media, le recours aux outils des technologies et des télécommunications. Si les emprunts à l’espagnol sont en général anciens et plus vernaculaires, ceux à l’anglais sont davantage des emprunts nouveaux et intégraux (dont le signifiant et le signifié sont sinon les mêmes, du moins proches quitte à les adapter à la phonologie de la langue emprunteuse).

Dans cette première partie j’aborde aussi la description du créole pratiqué à Bombita, une batey de Barahona en République dominicaine. Il s’agit d’une forme linguistique orale résultant d’une dialectisation continue du créole haïtien au contact de l’espagnol dominicain au regard de la nouvelle écologie linguistique née avec la création de la communauté de Bombita en 1930, où le CH et l’espagnol se retrouvent en contact constant. Plus une langue se répand sur des nouveaux territoires, plus elle a tendance à se dialectaliser. J’ai aussicomparé le lexique du CH et du créole jamaïcain qui est de souche lexicale anglaise : j’ai montré que les deux variétés de créole partagent un fonds lexical commun notamment dans le domaine vernaculaire, de la faune et de la flore en particulier. Ce partage résulte d’une même matrice historique facilitant un imaginaire commun à l’origine de procédés analogiques de métaphorisation et d’interprétation du monde partagés, d’influences substratiques peu ou prou proches, d’un écosystème commun, d’expériences folkloriques semblables, bref de procédés de sémiotisation assez proches… La première partie rend aussi compte du parler bolith dont je donnerai plus de détails plus loin. Elle aborde aussi la francophonie haïtienne et le français haïtien (FH). La contribution de la francophonie haïtienne à la francophonie internationale, l’apport d’Haïti à l’adoption du français comme langue officielle ou de travail dans les organisations internationales ne sont guère connus. Mes travaux sur le fait francophone haïtien proposent une meilleure compréhension de l’être francophone d’Haïti, qui est, il faut le reconnaitre une francophonie officielle, multi-scalaire, de jure. Il est vrai qu’avec la massification de l’école, on était en droit de s’attendre à ce que plus d’Haïtiens parviennent à développer un bon niveau de maitrise du français, mais tel n’est guère le cas. Il est à questionner les méthode d’enseignement/apprentissage qui sont privilégiées dans les classes, mais aussi la qualité de la formation des enseignants de français et de CH, car l’alphabétisation complète en CH est une occasion de préparation des apprenants à un apprentissage du français plus significatif que ce qui se fait depuis des décennies.

RBO – Tu précises, toujours dans la première partie, qu’« Elle questionne les politiques linguistiques et éducatives en rapport avec les langues, et leurs conséquences sur les pratiques linguistiques communautaires et l’enseignement / apprentissage scolaire ». Quel est donc ton regard analytique sur ces politiques linguistiques et éducatives ? Tous cycles confondus, Haïti a-t-elle connu un bond qualitatif depuis la réforme Bernard de 1987 et la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987 et est-il nécessaire, selon toi, de plaider pour l’élaboration d’une véritable politique linguistique éducative en Haïti ?

RG : Les politiques linguistiques et éducatives haïtiennes donnent des résultats sinon mitigés, du moins insatisfaisants au regard des attentes. Toute politique linguistique a besoin de s’appuyer sur un volet économique ancré dans une philosophie sociale, communautaire et identitaire. Or ce facteur économique et cette volonté politique fondée sur le social, le communautaire et l’identitaire font défaut en Haïti. Les expériences haïtiennes ne veillent pas à l’équilibre dans la prescription de l’utilisation des langues : équilibre en termes de pratiques, de services offerts en rapport avec la langue qu’utilisent les locuteurs. Quant à la réforme, elle n’a pas été appliquée. Son expérimentation a donné à voir trois sous-systèmes à l’intérieur du système scolaire haïtien : le sous-système traditionnel qui conservait le français comme seule langue d’enseignement. C’est le cas notamment des écoles dites congréganistes et des écoles privées conservatrices ; le sous-système dit réformé qui fonctionnait en créole ; un sous-système intermédiaire enseignant à la fois en CH et en français, formé en général d’écoles peu favorisées bénéficiant d’une aide de l’État. Je n’exagèrerais pas si je disais que certaines actions autour de la réforme participent de la dégringolade de l’école haïtienne, ne s’étant pas donné toutes les mesures didactiques, pédagogiques et institutionnelles de sa mise en œuvre. Un exemple rapide : si avec une trentaine d’élèves dans une classe on utilisait une certaine méthode, la massification de la scolarisation doit normalement induire d’autres méthodes pour répondre à cette nouvelle réalité. Or, il n’en était rien à ce niveau. Je n’aurai pas le temps de poser le problème de la formation (initiale et de base) des enseignants.

Il est urgent d’arriver à une politique linguistique et éducative qui tienne compte des vraies réalités sociocommunautaires du milieu et des apprenants. Légiférer sur une langue en lui accordant le statut officiel ne suffit pas en soi pour qu’elle jouisse pleinement toutes les fonctions qui lui reviennent en tant que telle. Devant les politiques éducatives actuelles en rapport avec la question linguistique, je suis un peu gêné de la manière dont les décisions se prennent comme si la science linguistique ou les sciences de l’éducation avec leur pendant didactique et pédagogique n’existaient pas. On ne décide pas en termes de politiques linguistiques et éducatives comme on décide de ce qu’on doit acheter en passant par hasard devant un marché public dont ont ignorait l’existence.

RBO – Dans le résumé de ta soutenance, tu prévois « aborde[r] le français haïtien, la francophonie haïtienne et ses apports à la francophonie internationale, Haïti représentant une position géostratégique pour la diffusion du français dans les organismes régionaux et internationaux ». En peu de mots, comment caractérises-tu le français haïtien et la francophonie haïtienne ?

RG : L’étude du français haïtien (FH) a été inaugurée par Pompilus dans sa thèse de doctorat soutenue en 1961. Évidemment, le FH a beaucoup évolué, une soixantaine d’années après. Je mets en lumière certaines spécificités que Pompilus n’a pas traitées, soit parce qu’elles ne se manifestaient pas encore explicitement dans la pratique des locuteurs, soit parce que ses enquêtes ne lui avaient pas permis de les collecter. Le FH, cette variété de parler francophone différente à bien des égards des autres parlers français de l’aire francophone est mise en évidence par des normes endogènes tenant de l’espace avec toutes ses caractéristiques, mais aussi du temps et des locuteurs. Ces normes ne sont pas reconnues institutionnellement, ce qui fait que le FH évolue en Haïti entre une hypernorme : la norme institutionnelle transmise par l’école et les autres superstructures socioculturelles imposant un modèle de parler livresque qui ne semble exister dans le parler de personne, et une hyponorme : la norme réelle, caractéristique du parler effectif de la majorité des locuteurs haïtiens francophones non influencés par une forme de parler étrangère à Haïti.

Haïti a beaucoup contribué au fait que le français soit devenu langue officielle et de travail dans les organismes régionaux, internationaux, notamment sur le continent américain où il a toujours été le seul État de français langue officielle. Il représente, en termes géopolitiques, sinon une certaine plaque tournante, du moins un espace stratégique pour l’expansion et la diffusion du français. La francophonie haïtienne apporte beaucoup à la francophonie internationale, plus qu’il ne jouit de son statut d’État francophone. Je rappelle que, dans les faits, la francophonie haïtienne est une francophonie officielle, de jure et non de facto.

RBO – Tu annonces, dans ton résumé de soutenance, explorer « la dialectologie haïtienne et les variations qu’elle met en évidence dans le fonctionnement du CH [créole haïtien] ». En peu de mots, en quoi l’étude de la dialectologie haïtienne et les variations éclaire-t-elle le fonctionnement du créole haïtien ?

RG : Une langue n’est jamais pratiquée de manière exactement uniforme d’une région à une autre. Elle est traversée par des variations, tel que nous l’avons vu plus haut. Et ces variations relèvent de la dialectologie, discipline étudiant les dialectes et les variations linguistiques. Haïti présente trois aires de variations diatopiques : le grand Nord, le Centre regroupant le département de l’Ouest et une partie des départements des Nippes et du Sud-est) et le grand Sud (comprenant le Sud, la Grand’Anse et une partie des Nippes et du Sud-est). Mais l’aire du Nord est la plus marquée en termes dialectologiques. La dialectologie nous permet de pouvoir, à l’aide de cartes, identifier et délimiter, à partir d’enquêtes de terrain, les différentes aires dialectales en fonction d’enregistrement de variables propres à chacune de ces aires selon leurs spécificités.

RBO – Tu as abordé « un parler artificiel local », le parler « bolith » pratiqué dans le grand Nord d’Haïti. Quelles sont les principales caractéristiques de ce parler des Cacos, peu connu en Haïti mais réputé langue de résistance dans la partie Nord du pays ?

RG : Le bolith est un parler artificiel centenaire pratiqué dans le grand Nord d’Haïti, conçu au début des années 1920 dans les retranchements des Cacos en rébellion contre l’occupation américaine (1915-1934). Constatant qu’ils étaient espionnés par des Haïtiens à la solde de l’occupant, qui les infiltraient, ils ont forgé un moyen de communication pour défendre leur liberté individuelle et l’intégrité du territoire. Les Cacos ayant été des marrons, des réprimés, le bolith sera aussi réprimé, méprisé, stigmatisé, rabaissé par la communauté. Ayant émergé en milieu rural du fait de ses conditions d’émergence, il s’entend aujourd’hui dans la plupart des villes du grand Nord. Il est construit sur la base de l’interversion des consonnes les plus contigües du CH dans une logique de permutation binaire et réciproque, tandis que les voyelles ne se permutent pas. Par exemple, d ↔ f, g ↔ j, l ↔ m, n ↔ p, etc. Sa graphie est empruntée au français et son lexique au CH. Le bolith est certes construit à partir du CH mais il n’existe pas d’intercompréhension entre les deux parlers dont le fonctionnement phonologique présente des différences telles qu’ils se révèlent très différents. En voici quelques exemples : les mots « diri », « manman » et « jijman » en créole correspondent à « fisi », « lanlan » et « giglan » en bolith. La phrase « Eske ou pale bolit ? » est traduite comme suit : « Erbe zou name komiv ? ». 

RBO – La seconde partie de ta soutenance porte essentiellement sur la phonologie du créole haïtien et « aborde un phénomène qui fait le lien entre la phonologie et la graphisation ». Pourquoi a-t-il fallu aborder la problématique de la graphisation du créole ?

RG : La question de la graphie du CH concentre l’attention de sujets écrivant en CH et d’institutions dont l’Akademi kreyòl ayisyen et le ministère de l’Éducation nationale qui, en 2013, avait commandité auprès du professeur Michel DeGraff un travail sur cette problématique. Un rapport a été remis au commanditaire en ce sens. Mais, les éléments qui posent problème n’ont pas trouvé le consensus nécessaire pour être résolus. Il s’agit précisément de faits de langue ayant à voir avec le sandhi que le CH hérite du français et qui concernent les phénomènes de liaison et d’enchainement (sandhi, phénomène de coarticulation, est un terme de la langue sanskrite qui signifie joindre, lier ensemble). Le CH, langue isolante, n’a pas retenu le sandhi qui concerne davantage les langues flexionnelles comme pertinent, mais certains éléments y affairant y ont été transférés. Le laboratoire Langue, société, éducation (LangSÉ) vient de créer la revue « Kaye etid kreyòl » dont le premier numéro à paraitre en octobre 2022 porte justement sur cette problématique. La revue est un outil de réflexions sur les problèmes liés au CH. Un outil étant défini par son utilité, la revue devra apporter des éclairages concluants sur cette problématique et sur bien d’autres.

RBO – Quelles seront, selon tes prévisions, les retombées institutionnelles de ton Habilitation à diriger des recherches auprès des étudiants en cours de formation à la Faculté de linguistique appliquée ?

Renauld Govain (RG) : Répondre à cette question est difficile. J’aurais peut-être souhaité que ce soient les étudiants qui y répondent eux-mêmes. Cependant, je pense que l’une des retombées peut être l’accompagnement des doctorants dans l’élaboration de leur thèse de doctorat.

RBO- Renauld Govain, merci d’avoir amiablement répondu aux questions du National.