Dix hommes noirs” de Vilaire et “ Istwa dwòl” de Belo : entre enracinement, jonction et divergences

Dix hommes noirs” de Vilaire et “ Istwa dwòl” de Belo : entre enracinement, jonction et divergences post thumbnail image

By: Rezo Nodwes 5 juin 2022

« Gen youn ki di pase pou l ta tounen
Li ta pito lage kòl bay reken
Li jèn, li nan peyil, li gen de men
Chak jou, solèy la leve, l jwenn li p ap fè anyen »
Bélo, in Istwa Dwòl 1

« Le second frappera le premier, le troisième / Tuera le précédent ; ainsi jusqu’au dixième  »        
Etzer Vilaire, in Les Dix hommes noirs 2

Dimanche 5 juin 2022 ((rezonodwes.com))–

«Nulle espérance ici. Nulle espérance où la mort, le crime et la honte fédèrent» 3. Le désespoir, le désenchantement serait-il la seule issue, le cheminement absolu, la panacée résolue d’un peuple? D’un pays jamais au bout de la solitude, de la malchance ?

 La crise systémique dans laquelle patauge, s’enfonce continuellement Haïti laisse croire que la permanence du pire y demeure un cycle qui ne se rompt pas. La crise de ce pays caraïbéen serait-elle perpétuelle, une chorale infinie dans la symphonie accomplie du pire. En dépit de l’ épaisseur de l’ ombre, visqueuse à la limite, de la peau rêche de la nuit, il est possible d’espérer d’une dernière goutte de lumière où point l’aube qui fera éclater le jour.

 Il demeure néanmoins dans l’aménagement programmé de la débâcle nationale une constante. La répétition des erreurs du passé rend possible la résurgence sur de formulations nouvelles toute catharsis, toute tentative de libération, tout exutoire. En effet, la déchéance sociale, politique et morale d’Haïti vécue à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, dont  » L’Effort dans le mal » d’ Anténor Firmin a dressé à l’encre forte le reflet d’une société en totale putréfaction morale, dont l’occupation de l’Oncle Sam a conclu la mise à mort de l’indépendance politique proclamée cent ans plutôt (1804). Cet état de déliquescence, dont les œuvres romanesques réalistes de la Ronde en ont esquissé les traits au silex, a été à l’ origine d’œuvres où, à côté,  le procès social de l ‘ Haïti de la fin du XIXème siècle, l’élan cathartique a été entrepris comme tentative libératrice de l’ aveuglement, des troubles de l’heure. Ainsi, peut-il être situé, compris et analysé le poème « Les Dix hommes noirs » de Vilaire, publié au début des années 1900 et « Istwa Dwòl » de Bélo ( première décennie du XXIème).

« Istwa Dwòl et Dix Hommes Noirs » constituent des œuvres du patrimoine culturel haïtien. La première est une chanson de l’artiste haïtien Jean Bélony Murat ( Bélo), prix RFI 2005, le texte et la chanson figure sur l’album Lakou Tankil et Référence ( remix).  La seconde demeure l’œuvre d’ Etzer Vilaire (1901), poète phare de la tendance éclectique de la Ronde (1898-1915). « Les Dix Hommes Noirs » a été salué par les critiques haïtiens. La seconde œuvre, un long poème de 802 vers, racontant le destin de dix jeunes cavaliers haïtiens vêtus de la couleur de l’ombre ( noire). Le récit est clos sur un suicide collectif et la folie de Franck ( le dixième personnage). La première se révèle un texte de 60 vers ou lignes mis en musique par Bélo, en 2005 sur les albums ( Lakou tankil) et 2008 ( Référence). Le rythme sur lequel elle est exécutée, relève du jazz ( Haitian jazz). Elle narre la vie de 5 jeunes hommes, boat-people de leur état ou obligés, qui décident de fuir Haïti sur un fragile esquif. Surpris en mer par la soif et la faim, le plus jeune d’entre eux jure de jeter son corps en pâture aux requins, plutôt que rebrousser chemin ou être rapatrié en Haïti. L’émotion qui éclôt de la scène évoquée attriste et laisse perler des gouttes, des cristaux, des pleurs devant le destin tragique offert aux filles et fils de la terre haïtienne. Hélas, un quotidien assez têtu !  Une quotidiennété qui refuse de mourir !

Enracinement thématique

Les deux textes sont ancrés dans le réel haïtien. « Le texte littéraire – dans sa dynamique- porte un regard plus ou moins acéré sur le réel »4. De là, soulignons l’engagement vécu dans ses œuvres. À defaut de fuir, en prenant la mer, les Dix Hommes se sont réfugiés dans le mort et la folie. Les cinq jeunes d’Istwa Dwòl ont fait choix du départ, de l’exil. Mais la mort ne constitue-t-elle pas un exil intérieur, un point de non-retour ?  L’exil en soi ne figure-t-il pas une fuite, un non-retour ?  L’ enracinement des deux oeuvres dans le vécu haïtien témoigne, d’une double manière, de la déchéance qui a élu ici pignon sur rue. Les deux œuvres trouvent leur sémantique dans la situation d’échec multiples ici ( dictature, autocratie, misère générale, précarité, chômage, désespérance, trahison, érosion , dérèglement climatique, etc).

Divergences entre les deux œuvres et symbolique des nombres

Les Dix hommes Noirs exposent la vie noircie à l’encre forte de dix jeunes tandis que Istwa Dwòl centre son curseur sur l’ aventure de cinq protagonistes. Si le poème de Vilaire est écrit en alexandrins et en français, la chanson de Bélo est composée dans la langue de Franckétienne, de Felix Morisseau-Leroy. Le manoir, au fond d’ une forêt, sur les coups de minuit, se révèle le décor où planté, déroule le récit des dix hommes. Sur un fragile esquif ( une voile), en pleine mer, au cours d’une journée ensoleillée, tel demeure l’atmosphère ambiant où évolue l’histoire des cinq jeunes (istwa 5 jèn gason).

Dans le poème de Vilaire, l’aventure des neufs dixièmes 9/10 est conclue par la mort, ( échec) et le 1/10 restant ( Franck) sombre la folie. La chanson de Bélo est refermée sur une tentative de suicide alors que les quatre ont voulu garder foi en l’avenir, espérer. Notons la symbolique des nombres 10 et 5 dans les deux œuvres. Le chiffre 10 dans « les Dix Hommes Noirs » est particulièrement riche sur le plan symbolique. S’il demeure la marque de « la fin de la série décimale : il est l’aboutissement, la complétude. Il représente le maximum, le compte rond, la meilleure note »5. Ainsi represente-til la complétude des malheurs du peuple, dont l’aboutissement devait culminer cette catharsis, la mort ou la folie.

Le chiffre 5 est souvent présenté comme un chiffre permettant l’union et l’harmonie « En numérologie classique, le 5 est la mobilité, c’est-à-dire la liberté, le dynamisme et l’adaptabilité ». Traduit-il cette liberté, cette tentative de fuir le réel, le pays par les cinq jeunes de la chanson Istwa Dwòl de Bélo. ( Yo blije pati kite fanmi lwen)

Points de Jonction

L’unité thématique des deux textes, d’une part, tournent autour de la jeunesse des protagonistes ( des jeunes), d’autre part, sur la mort, le suicide comme tentative d’abréviation de la vie, comme fuite, un exil, un non-retour.  Le pessimisme vécu ( dans les deux œuvres) ne chasse guère l’ optimisme réduit à une peau de chagrin dans le poème de Vilaire. Toutefois les voiles se révèlent pour le moins optimistes dans Istwa Dwòl ( Kite Ayiti, fè k ap yo pran van pou y ale / laissez Haïti et donnez du vent et des ailes à leur rêves).

Les Dix Hommes Noirs et Istwa Dwòl se trouvent séparer par plus d’un siècle de publication ( 1901 et 2005 et 2008) mais la permanence du thème de l’espoir qui a fui, largué toutes les amarres, de la mort, d’un brin d’espérance aussi parcimonieux qu’il soit, demeure le trait d’union entre les deux.

La fuite et l’exil volontaires de la force vive du pays sur des cieux prétendument plus cléments illustrent le destin tragique auquel s’exposent les jeunes haïtiens de nos jours sur les terres latino-américaines, américaines, antillaises, et turques.

Si le poème de Vilaire, compris comme le  » procès-verbal d’une génération » représente neuf des personnages sur des dénominations générales, regroupant ainsi les couches sociales, ( le patriote, l’orphelin, le musicien, le désespéré, le poète, le cocu, l’ami trahi, le maquisard, l’étranger), la chanson de Bélo use étonnement du même artifice. Cette figure de répétition qu’est ici l’ énumération le rappelle :  ( Peyizan ale, ale

Atizan, y ale, ale

Etidyan ale, ale

Krèm peyi a k fin ale

Nèg Geto ale, ale

Nèg an wo ale, ale

Machann dlo ale, ale

Ata ti zwazo yale

Pwoletè ale, ale

Pwofesè ale, ale

Sitaden ale, ale

Mizisyen yo fin ale vre »

La chanson de Bélo répond d’une certaine manière au texte de Vilaire. Un zeste d’ intertextualité lie, relie les deux œuvres.

Soulignons le phénomène d’intertextualité urge en littérature comparée l’importante nécessité de “faire apparaître dans un texte la présence antérieurs servant de modèles et réapparaissant sous la forme d’une réécriture, d’une citation, d’une allusion 6”. Loin d’être une atteinte à la création, l’intertextualité cherche plutôt à souligner “ le rôle dynamique du jeu des emprunts et des influences dans le processus créatif ”7. Il demeure un fait inéluctable dans la marrée interprétative de ces textes :  la chanson Istwa Dwòl et les Dix Hommes Noirs gardent toute leur originalité littéraire.

James Stanley Jean-Simon

E-mail :  jeansimonjames@gmail.com

Critique littéraire et Président du C.E.L.A.H ( Centre d’Études Littéraires et Artistiques Haïtiennes)

Facebook :  jamessstanleyjeansimon@facebook.com

Instagram :  stanleyjamesjeansimon

Tik tok :  @jamesstanley_jeansimon

Notes bibliographiques :

1 ) Bélo, Istwa Dwòl, in Lakou trankil and Reference

https://www.google.com/url?q=https://www.wikimizik.com/lyrics/408/BelO-Istwa-Dwòl

2) Les dix hommes noirs, commentaires par Roger Gaillard et Christophe Philippe Charles,

Éd. Choucoune – Les Classiques haïtiens expliqués, 1 Port-au-Prince, 2003

bibliothèque insulaire, édité en Haïti       

parutions 2003

3) Jean-Simon, James Stanley, in Journal d’une absence, nouvelle, inedite

4) Jean-Simon, James Stanley, À la frontière du littéraire : le fictif et le lyrique, article publié au National et à Potomitan

5) Le symbolisme du chiffre 10 et 5 : quelle signification https://www.jepense.org/

6) Kristeva, Julia, Semêiôtikê, 1969

7) Jean-Simon, James Stanley, Intertextualité, engagement, présupposé et tropes dans “ Nou prèske pa moun ankò” de Kaï, article dans le quotidien Le National