By Rezo Nodwes -8 mai 2022
LA MISE AU PLACARD DES VICTIMES DU DRAME DE L’AERONEF DU 20 AVRIL 2022 PAR LA JUSTICE HAÏTIENNE ?
par Guerby Blaise
Dimanche 8 mai 2022 ((rezonodwes.com))– On s’est réjoui de la mise en place des groupes de réflexions par l’ancien Bâtonnier Monferrier Dorval sur l’autorité compétente pour connaître de l’inconstitutionnalité des décrets en l’absence d’une « loi-écran », après avoir exprimé notre opposition au point de vue juridique de notre ancien confrère sur cette question et incité les professionnels du droit et la société civile à mettre ainsi à l’épreuve la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux administratifs (CSC/CA) afin de permettre l’effectivité de l’État de droit.
En toute humilité, nous avons eu le privilège d’être le pionnier de cette grande révolution en matière du contentieux administratif en élucidant la question de compétence de la CSC/CA pour apprécier l’inconstitutionnalité des actes administratifs réglementaires (décret, arrêté) à la lumière de l’alinéa 3 de l’article 141 du décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire, qui limite la compétence juridictionnelle de la Cour de cassation à la seule appréciation de la conformité des lois à la Constitution.
Le silence de la justice administrative (CSC/CA), l’inaction des avocats et le manque de pression de la société civile nous conduisent malheureusement à recourir, pour la rédaction de notre article, à un décret, adopté sous l’égide du feu président Jovenel Moïse, qui méconnaît le principe de légalité procédurale en raison du caractère répressif d’une partie du texte (art. 24.1 Constitution). Il s’agit du décret du 3 juillet 2020 relatif au code de l’aviation civile.
Cependant, l’accident mortel du transporteur aérien (crash) à carrefour le 20 avril 2022 ne devrait pas passer sous silence des « Plumes » des juristes après avoir observé pendant plusieurs semaines l’inaction de la justice judiciaire haïtienne et la non-saisine de la justice administrative. À ce sujet, nous avons été interpellé hier par un journaliste affirmé et de renom dont on tait le nom.
Pour rappel, un avion commercial assurant le trafic aérien à destination de Jacmel s’est écrasé à carrefour le 20 avril 2022, ce qui a entraîné la mort de six personnes dont le pilote et une femme en provenance du Canada le même jour. À la suite de ce drame, le Premier ministre, Docteur Ariel Henry, a adressé ses sympathies aux familles des victimes, et le Directeur de l’Office National de l’Aviation Civile (OFNAC) a annoncé l’ouverture d’une enquête administrative.
En effet, l’OFNAC a été créé par le décret du 29 septembre 1980, ce qui lui confère le statut d’organisme automne de l’État en charge de l’organisation et de la réglementation du transport aérien. Les modes de fonctionnement de cette institution de mission de service public sont régis par le décret du 3 juillet 2020 relatif au code de l’aviation civile.
Il est regrettable que ce texte réglementaire n’ait pas fait l’objet de débats dans la communauté des juristes en raison de l’aspect répressif de certaines de ses dispositions dont les article 64 et 317 et suivants, qui instituent respectivement la « responsabilité pénale pour faute d’imprudence » et « l’exercice de l’action publique en cas de commission d’infractions ». Ces dispositions méconnaissent l’article 24.1 de la Constitution haïtienne, qui interdit l’exercice de l’action répressive par un acte administratif réglementaire (décret, arrêté).
Ce drame pourrait conduire à une triple responsabilité au sens du code de l’avion civile de 2020. D’abord, la responsabilité contractuelle du transporteur aérien pourrait être engagée en raison de la conclusion d’un contrat de transport établi entre les protagonistes (I). Ensuite, cette tragédie devrait entraîner l’ouverture d’une enquête administrative au sens du Titre X du décret du 3 juillet 2020 (art. 104 et suivants) relatif à l’enquête technique. À cet égard, la saisine de la justice administrative pourrait être envisagée à la lumière des dispositions des articles 97, 98, 100, 101 et suivants, et 250 et suivants, qui incombent à l’OFNAC l’obligation de contrôle et de sécurité des aéronefs (II). Enfin, les victimes pourraient engager la responsabilité pénale du propriétaire du transporteur au sens de l’article 64 dudit décret et l’article 264 du code pénal (III).
I – Sur la responsabilité contractuelle du transporteur aérien
Le patron de l’OFNAC a déclaré dans les médias, dont Radio Télé Caraïbes, que l’aéronef accidenté (définit par l’article 4.1 et 5 du Code) n’assure pas les activités commerciales. Car la conclusion du contrat entre les passagers et le transporteur repose sur un ensemble d’éléments factuels, dont une prestation de service rémunéré, billets de voyage à bord etc. au sens des articles 178 et suivants dudit code, notamment l’article 185.
Cependant, il semble que l’existence d’un contrat puisse être établi entre les passagers décédés et le transporteur à partir d’un faisceau d’indices. En effet, le certificat de « navigabilité et permis d’exploitation aérienne », dont doit disposer le transporteur, peut facilement déterminer si celui-ci dispose du statut de transporteur commercial (art. 79 et suivants). En outre, la présence de la jeune femme, en provenance du vol du Canada le même jour, à bord de l’avion accidenté à destination de Jacmel ne paraît pas négligeable pour déterminer l’existence ou pas d’un contrat de transport entre les passagers et le transporteur. En ce sens, les témoignages recueillis sur le paiement du service de transport par les passagers, dont la jeune femme, peuvent conduire à l’existence d’un contrat de transport entre le transporteur aérien et les victimes.
Il en résulte que le faisceau d’indices susmentionné pourrait traduire l’existence d’un contrat issu du trajet aérien le 20 avril 2022 au sens des articles 918, 925, 927 et 933 du code civil. Dans ce cadre, le transporteur a une obligation de sécurité vis-à-vis de ses passagers, en ce qu’il est tenu d’acheminer ces derniers en toute sécurité à destination (art. 178 du décret). La violation de cette obligation de résultat peut emporter la responsabilité contractuelle du transporteur aérien au regard de l’article 1168 du code civil, et l’article 204 et suivants du décret de 2020 relatif au code de l’aviation civile. À ce titre, les victimes et les tiers (art. 216 et suivants) peuvent saisir le tribunal du domicile du transporteur aérien ou du siège social de l’exploitation de celui-ci ou du lieu où il possède un établissement commercial (art. 215).
La mise en œuvre de la responsabilité contractuelle du transporteur aérien peut avoir des incidences considérables sur la responsabilité des responsables de l’Administration.
II– La responsabilité administrative
L’article 8 du décret du 23 novembre 2005 établissant l’organisation et le fonctionnement de la CSC/CA étend la compétence de la justice administrative à l’appréciation de la responsabilité extracontractuelle, en ce que la compétence juridictionnelle du tribunal administratif ne repose pas simplement sur l’existence d’un contrat entre l’Administration et les administrés (usagers). À cet égard, le demandeur peut recourir également à la responsabilité sans faute de l’Administration.
En cas de responsabilité pour faute, le demandeur est tenu de prouver la faute de l’Administration. À cet effet, la responsabilité des responsables de l’Administration peut être engagée à la suite d’une faute (lourde ou simple). En revanche, la responsabilité administrative peut se fonder sur une responsabilité sans faute de l’Administration. Dans cette perspective, le demandeur doit prouver le lien de causalité entre son dommage et l’activité de l’Administration.
Il incombe à l’OFNAC une double obligation de contrôle des aéronefs (art. 71 et 72) et de vérifications des conditions d’exploitations des aéronefs (art. 77 et 78), auxquelles s’ajoutent l’obligation de contrôle et surveillance sur la maintenance des aéronefs (art. 97 et suivants). La méconnaissance de ces obligations peut entraîner une enquête technique au regard des articles 104 et suivants du code, et dont la compétence relève d’une autorité administrative indépendante au sens des dispositions sus-indiquées.
L’enquête administrative dite l’enquête technique pourrait révéler que l’accident résulte du défaut de maintenance de l’avion ou de l’utilisation des matériels dangereux, en ce que l’avion ne répondrait aux normes de l’aviation civile. Dans ce cadre, les victimes peuvent saisir la justice administrative (CSC/CA) sur le fondement de la responsabilité administrative sans faute mais « pour risque » en vue d’obtenir des dommages-intérêts, et ce à la lumière de l’article 8 du décret du 23 novembre 2005 précité.
En conséquence, la responsabilité des autorités administratives, dont le Directeur général de l’OFNAC, peut être engagée dans l’hypothèse où l’enquête technique révélerait des « fautes détachables du service ».
Toutefois, il importe de préciser que la responsabilité sans faute de l’Administration ne peut obstruer l’exercice de l’action répressive.
III- La responsabilité pénale
L’enquête administrative ne peut en principe empêcher l’exercice de l’enquête pénale, qui jouit de son autonomie vis-à-vis des autorités administratives, d’autant que l’article 104 du décret fait de l’enquête technique un acte complémentaire ou le facilitateur de l’enquête judiciaire. Il convient de souligner que l’action répressive peut s’exercer simplement à l’encontre du propriétaire du transporteur aérien, puisque le pilote est décédé.
En effet, le Directeur général de l’OFNAC a affirmé que l’avion serait à court d’essence lors de son départ. Cette situation peut constituer un risque, qui a mis en danger les passagers et entraîné cet accident mortel. Dans ce contexte, la responsabilité pénale du pilote pourrait être engagée sur le « chef d’homicide involontaire » au motif de faute d’imprudence (art. 64 dudit décret et 264 code pénal). À cet effet, il apparaît complexe d’étendre l’action répressive à l’encontre du propriétaire sur le chef d’homicide involontaire en raison du vol de l’aéronef à court d’essence.
La mise en mouvement de l’action publique à l’encontre de ce dernier pourrait, en revanche, résulter du défaut de maintenance de l’avion, ce qui incomberait à sa responsabilité personnelle au sens des articles 317 et suivants. Dès lors, le propriétaire de l’avion pourrait être poursuivi sur le « chef d’homicide involontaire » à la lumière de l’article 264 du code pénal.
L’inaction des actions judiciaires et administratives à la suite de ce drame odieux traduit la mise au placard de l’État de droit et l’affirmation de la prépondérance de l’impunité dans notre démocratie.
Guerby BLAISE
Docteur en Droit pénal et Politique pénale en Europe
&
Droit privé et sciences criminelles
Avocat et Professeur à l’Université