La politique criminelle haïtienne face à la criminalité

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By Rezo Nodwes -26 décembre 2021

LA POLITIQUE CRIMINELLE HAÏTIENNE FACE A LA CRIMINALITE

par Me Guerby Blaise

Dimanche 26 décembre 2021 ((rezonodwes.com))–

Nous attendions délibérément la publication de notre thèse dont les travaux de recherche portent sur « les mesures privatives de liberté avant jugement. Regard porté sur le droit haïtien à la lumière du droit français » avant de publier deux autres ouvrages relatifs à la sécurité publique et le droit de l’exécution des peines. Mais l’urgence politique actuelle nous contraint à partager aux pouvoirs publics haïtiens un extrait de notre livre sur la politique sécuritaire qui doit paraître. À cet égard, nous adaptons cet article à la situation inquiétante du pays en matière de sécurité dans le but d’inciter les autorités publiques et les politiques sur la politique sécuritaire à envisager, voire adopter, afin d’assurer le droit constitutionnel à la sécurité des citoyens.

La question de la sécurité publique fait ressurgir un vieux débat sur le concept de déshumanisation du droit pénal, qui caractérise le parallélisme entre la protection de l’ordre public et les risques d’insécurité dans le cadre de la paix sociale. Cette conciliation sociale, expérimentée depuis la période du XIXe siècle tant dans les régimes totalitaires que dans les démocraties modernes, repose sur la notion de « défense sociale » (M. Delmas-Marty, « Libertés et Sûreté dans un monde dangereux », éd., du Seuil, févr. 2010). C’est sur la base de la défense sociale que la justice pénale française reconnaît l’importance de la notion de dangerosité dans le dysfonctionnement de la sécurité publique.

Avant l’adoption du code pénal français (Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal), le législateur n’avait pas établi le parallélisme entre la dangerosité et la culpabilité dans le cadre de la sécurité publique. Avec une carence de la législation marquée par l’articulation du couple dangerosité/sécurité, c’est sous la pulsion d’un mouvement, défendu sous la dénomination de « défense sociale nouvelle », qu’on commença à tenter de détacher la dangerosité de la culpabilité dans la notion de la paix sociale (M. Ancel, La Défense sociale nouvelle. Un mouvement de politique criminelle humaniste, Paris, Cujas, 3e éd., 1981 (1956). Ce mouvement est marqué par l’articulation entre la « défense sociale et l’humanisme juridique ».

La présentation de la politique de la sécurité publique du droit français n’est pas anodine, en ce qu’elle est exposée afin de permettre aux autorités politiques haïtiennes d’orienter leur politique criminelle vers une justice prédictive détachée de la culpabilité en combinant une politique de sécurité avant-gardiste et d’extrême rigueur en matière de délinquance ordinaire et de criminalité. Le lecteur risque de se lasser des développements de notre travail en profondeur. Pour cela, nous proposons de n’exposer que la politique criminelle face à la criminalité dans le but de faciliter l’éradication de la peur chez les citoyens haïtiens.

La recrudescence de l’insécurité occupe une place préoccupante dans les débats politiques haïtiens pendant la dernière décennie. Cette situation renvoie au questionnement du rôle de la justice pénale face à la délinquance. Les critiques ne tardent pas à disséminer sur l’absence de politique sécuritaire pour apporter une réponse pénale effective et efficace en vue de freiner l’essor de la criminalité. Face à ce constat, la justice pénale se doit de contribuer à la préservation de l’ordre social à travers l’application des mesures coercitives. Pour cela, la réalité de la lutte contre la délinquance ordinaire et la criminalité doit se comprendre dans la nécessité de la mise en place d’une politique sécuritaire en amont au-delà d’une politique punitive. C’est dire que les pouvoirs publics ne doivent pas inscrire la lutte contre l’insécurité dans une démarche préférentielle entre la prévention et la sanction.

Au contraire, les deux doivent se compléter afin de mieux garantir la paix sociale. À défaut d’avoir conscience de l’importance de la mise en place de cette politique de complémentarité, il va sans dire que la justice pénale sera débordée par un afflux de crimes auxquels les réponses pénales n’influeraient pas sur la réduction de la criminalité et la délinquance. Il paraît utopique d’espérer la sécurité des vies et des biens dans une justice laxiste construite uniquement autour du libéralisme dans laquelle les droits ne sont pas contrebalancés. Dans ce cadre, les mesures présentencielles contribuent à la sécurité nationale et soulèvent le débat juridique sur le questionnement du droit à la sécurité.

L’omniprésence de la criminalité et de la délinquance dans la société haïtienne témoigne de l’intérêt des pouvoirs publics à assurer la paix sociale sur le territoire national. Cet intérêt général traduit l’obligation des autorités publiques de superposer trois intérêts : la protection de l’État, celle des personnes et celle des biens dans le cadre de la sécurité publique. L’accroissement considérable de la criminalité et de la délinquance ordinaire depuis une décennie devrait conduire les pouvoirs publics à regrouper un ensemble de dispositions relatives à la sécurité intérieure dans un recueil pour montrer la place de la protection du territoire nationale dans les politiques publiques. Il est regrettable que la codification de la « sécurité intérieure » ne semble pas occuper une place prépondérante dans les discussions politiques haïtiennes. En ce sens, le législateur haïtien paraît peu inspiré dans la répression de la violation de la sécurité intérieure de l’État par l’adoption de la loi du 14 novembre 2013 sanctionnant le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.

Cette loi a été modifiée par la loi du 13 octobre 2016. Cependant, le législateur haïtien, en 2013 et 2016, semble être conscient que l’expansion de la criminalité et de la délinquance peut transformer l’État pour reprendre l’expression de Xavier Latour, en un « État augmenté ». C’est précisément sur la base de cette transformation étatique que François Borella appelait à « ouvrir un dialogue réfléchi (…) sur les évolutions et transformations de l’État et de la Nation dans le monde contemporain (F. Borella, Civitas Europa, n° 1, 1998, p. 3).  Donc, les pouvoirs publics (Parlement et Exécutif) doivent s’accorder sur la nécessité de doter les acteurs judiciaires d’importants outils juridiques pour prévenir la dangerosité des individus afin de mieux contrôler leur territoire. Cette préoccupation traduirait la volonté de l’État de se tourner vers un contrôle sévère en amont de la dangerosité afin de faire disparaître la peur dans la société.

À l’instar de Nassim Nicholas Taleb dans son célèbre ouvrage intitulé « Le cygne noir, la puissance de l’imprévisible, 5 sept. 2014, les belles lettres », certains auteurs évoquent la peur de la société comme un justificatif de la transformation de la justice rétributive en justice prédictive. C’est dire que la peur pousserait les pouvoirs publics à espérer illusoirement une société dénuée de tout risque de danger, c’est-à-dire que les autorités politiques visent l’éradication de la criminalité pour réduire quantitativement le phénomène criminel.

Cette politique illusoire de « zéro danger » fut souvent redondante dans les discours de l’ancien ministre haïtien de la justice et de la sécurité publique, Lucmane Delile, qui a affirmé que « la peur doit changer de camp, et la peur va changer de camp ». Cette phrase constitua pratiquement la toile de fond des discours de cet ancien garde des sceaux haïtien en matière de stratégie sécuritaire face à la montée en puissance des groupes armés dans des zones sensibles dites « zones de non-droit ». Rappelons au passage que l’État se montre toujours impuissant face au crescendo de la criminalité en Haïti depuis la rupture du peuple avec la dictature lors de la grande révolution populaire du 7 février 1986 ayant conduit au départ du Président Duvalier fils.

Contrairement à l’affirmation de Lucmane Delile, peu importe la puissance économique et l’efficacité de la politique sécuritaire d’un pays, la société ne peut échapper à la criminalité. Il est vrai que les risques peuvent n’être pas similaires dans tous les pays, mais le risque zéro n’existe pas. La raison s’explique tout simplement du fait que la criminalité soit un phénomène social qui se construit en fonction du milieu social, et tout être humain comporte des prédispositions criminelles. Le délinquant et l’homme honnête se différenciant seulement par le passage à l’acte, l’homme perd son statut d’honnêteté à partir du moment où il commet une infraction. C’est pourquoi la question de la sécurité publique n’est pas envisageable sans concéder le poids de la prévention dans la sécurité publique (I), c’est-à-dire un contrôle judiciaire en amont de la personnalité criminelle. Cette politique préventive doit se doubler de la justice pénale de proximité en matière de criminalité (II).

I – Le poids de la prévention dans la sécurité publique

Ce n’est nullement un secret que la criminalité et la délinquance ordinaire entravent le développement social et économique de la société. Elles constituent un moment de l’histoire de toute société démocratique dont la naissance provient évidemment de l’environnement social. Il serait ainsi illusoire de prétendre de lutter contre un virus sans s’interroger sur son apparition et comment il serait créé. Roger Merle a abondé en ce sens la question de la criminalité en s’interrogeant sur la création de l’homme criminel (R. Merle, Comment devient-on criminel ? Discours de rentrée universitaire, Annales de la Faculté de Droit de Toulouse, t. XIV, fasc., I, 1966, p. V et S.). Depuis environ un siècle, les réflexions convergèrent vers la volonté personnelle comme élément créateur de l’homme criminel.

C’est dire que « devenir criminel » aurait été le choix délibéré de l’homme. Le droit pénal classique partagea ce postulat en considérant le délinquant ou le criminel « comme une personne maîtresse de ses actes et entièrement responsable de son fâcheux destin » (R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, Tome 1, Problèmes généraux de la science criminelle, Droit pénal général, 7e éd., Cujas, 1997). Cependant, la conception adoptée par le droit pénal classique ne se penche pas sur la façon de la formation de « l’homme criminel », c’est-à-dire de savoir si ce comportement antisocial est génétique ou si au contraire elle est construite à partir d’une transformation sociale. Au contraire, la doctrine du droit pénal démontre le discernement qui entache le comportement antisocial de l’homme après son passage à l’acte. L’insuffisance scientifique de cette démonstration a suscité l’intervention de la criminologie pour tenter de répondre à cette épineuse question « nait-on délinquant ou comment le devenir ? » en combinant des disciplines diversifiées comme la biologie, la sociologie, la psychiatrie, la psychologie, l’anthropologie etc.

Afin de démontrer si l’être humain déviant n’est que la transformation sociale ou s’il hérite d’une délinquance génétique, les études criminologiques catégorisent les délinquants en fonction des réponses judiciaires.

Il en résulte que la criminalité s’entend comme le phénomène social qui regroupe l’ensemble des crimes troublant la paix publique. Cela étant dit, toutes les infractions commises sur un territoire et recensées par des moyens d’enquête ou de statistiques constituent la criminalité. Si en France, il existe des sources officielles de renseignements comme le « compte général de la Justice criminelle » du ministère de la justice et les statistiques policières du ministère de l’intérieur pour quantifier le taux de la criminalité, en Haiti, l’État haïtien y est totalement absent. La globalisation des crimes se réalise par des enquêtes menées par des organisations des droits humains à titre indicatif et par échantillonnage. Il en est ainsi des statistiques et enquêtes produites par le Réseau National des droits humains (RNDDH), la Fondation Je Klere (FJKL), le Centre d’Analyse et de Recherche en droits humains (CARDH), l’Organisation des citoyens pour une nouvelle Haïti (OCNH) etc. En général, ces statistiques et enquêtes sont majoritairement orientées vers des zones sensibles dites de non-droit dans la capitale, comme Grand -ravine, Martissant, Cité soleil, Village de dieu, Bel air, etc.

Le phénomène criminel une fois identifié, il incombe à l’État d’adopter des mesures de politiques publiques pour lutter contre son expansion. À cet égard, la politique sécuritaire doit être axée d’abord sur la prévention pour ensuite envisager des réponses pénales de proximité. Le législateur doit exprimer cette volonté politique dans la politique criminelle. Il importe de rappeler au passage qu’il n’y a qu’un législateur, indifféremment du nombre des législatures. C’est d’ailleurs pourquoi il est maladroit que les parlementaires s’appellent « législateurs » et que le vocable « législateur » est toujours au singulier.

Le droit pénal contemporain est construit autour de cette acception juridique (politique criminelle), qui est considérée comme l’ensemble des procédés susceptibles d’être proposés au législateur, ou effectivement utilisés par celui-ci à un moment donné dans un pays donné, pour combattre la criminalité (R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, Tome 1, Problèmes généraux de la science criminelle, Droit pénal général, p. 97, op., cit.). Il en déduit que la politique criminelle vise les mécanismes dont le législateur peut faire usage en fonction de l’évolution sociétale dans le but de lutter contre la criminalité. Du point de vue sociologique, les réponses de l’État face à la délinquance ne se doivent pas être linéaires, puisque la société est toujours en mode de mutation, et il n’existe pas une solution toute faite pour éradiquer la délinquance dans une société. De ce fait, l’usage de la force publique ne devrait pas être considérée comme la seule réponse envisageable à une organisation sociale efficace.

Car l’ordre social doit en principe s’inscrire dans l’équilibre entre la répression et la reconnaissance des valeurs humaines. Des crime ou délits, aussi graves qu’ils soient, ne peuvent pas supprimer les émotions chez l’être humain. C’est d’ailleurs le sens même de l’aveu ou du repentir actif. C’est dire que l’intime regret humain peut pousser un individu à se livrer lui-même aux autorités compétentes après son passage à l’acte criminel. Dans ce cadre, il paraît nécessaire d’exercer un contrôle en amont pour sensibiliser les citoyens sur l’importance de leur contribution individuelle à la paix publique. Ce mécanisme de contrôle s’aligne sur la conception participative qui fonde l’organisation de l’État sur l’idée de la fraternité républicaine. Cette politique préventive incombe d’autant plus à l’État, qui a la responsabilité de civiliser le comportement de son peuple par le civisme.

En revanche, il serait illusoire de concevoir que cette démarche citoyenne peut constituer une entrave au droit de punir de l’État en cas de non-respect de la vie collective. Pour paraphraser le Premier ministre français, Jean Castex, les « incivilités » à la conduite sociale peuvent ou doivent conduire aux « réponses judiciaires » adaptées dans le cadre d’une politique criminelle de « proximité ». L’ancien garde des sceaux haïtien, Lucmane Délile, a abondé dans le même sens face à l’aggravation de l’insécurité dans le pays en affirmant que « la peur doit changer de camp et la peur va changer de camp ».  Sur la base de la philosophie pénale, l’actuel garde des sceaux français, Éric Dupond-Moretti, a déclaré le 19 juillet 2020 sur France 2 lors du journal de 20h : « je ne serai ni le ministre du laxisme ni de l’ultra-répression. Je serai le ministre du bon sens ».

Cette déclaration répond exactement à l’esprit de la philosophie pénale moderne, qui consiste à muter autant que faire se peut les réponses pénales sans contrevenir aux principes fondamentaux de la justice, à concéder la nécessité de l’accompagnement des délinquants par la société et l’importance de l’équilibre des droits dans l’organisation sociale. Ces mécanismes de contrôle social préventif furent déjà proposés par certains auteurs au cours du XVIIIe siècle sous l’appellation de « discours pénal » (C. Beccaria, Traité des délits et des peines) pour précéder les réponses judiciaires. 

Les mesures préventives sont-elles l’instrument essentiel pour éradiquer la délinquance ou sont-elles indispensables pour réduire le taux de la criminalité ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre pour éclairer les modalités de contrôle pouvant optimiser autant que possible le respect de la vie collective.

En effet, l’expérience des attentats de 2001 aux États-Unis a démontré que l’usage de la force publique ne constitue pas fondamentalement la meilleure réponse apportée à la criminalité. Dans la mission républicaine de sécuriser les citoyens, la priorité du législateur devrait porter sur la baisse du taux de la délinquance dans le cadre de la politique criminelle appliquée. Puisque le risque de délinquance zéro est purement utopique, la prévention constitue l’un des outils efficaces pouvant permettre à imposer une conduite sociale acceptable et plus au moins respectée par les citoyens. Ce mécanisme de contrôle préventif rejoint la théorie de la substitution pénale de Ferri (E. Ferri, Le remplacement criminel, Roux e Favale, 1866.), qui considéra la prévention comme l’outil indispensable pour lutter contre la criminalité. Ferri affirma : « pour rendre moins pernicieuse l’explosion des passions, il vaut mieux les aborder de côté, à leur source même, que les attaquer de front ». Selon l’auteur, les circonstances sociales sont à la base de la criminalité, et il faut d’abord se pencher sur la solution aux problèmes personnelles des individus avant d’envisager la punition infligée à leurs actes. C’est ainsi que ce dernier justifie ses propos par un exemple métaphorique : « voici une rue obscure qui est, la nuit, le théâtre de quantité d’infractions ; on y détrousse les passants, on y complote des rencontres pédérastiques… Les adeptes du droit pénal classique y feront circuler des rondes de policiers qui arrêtent les malfaiteurs ; cela coûtera de l’argent et ne supprimera pas les infractions. Éclairez violemment la rue, et vous résoudrez le problème à moindre frais. Démolissez les taudis, réglementez la vente de l’alcool, supprimez la prostitution, construisez des écoles, surveillez la moralité des spectacles, favorisez la recherche scientifique … et tout ira mieux ».

En réalité, le criminologue ne fit pas l’apologie du laxisme dans le cadre du contrôle des pouvoirs publics en matière de criminalité. Il démontra tout simplement que les réponses pénales peuvent s’avérer insuffisantes sans la mise en place préalable d’un accompagnement social pouvant mieux conscientiser les individus sur l’importance de leur contribution individuelle dans l’organisation de la vie collective. C’est dans ce sens que nous avons réprouvé les discours excessifs tenus par l’ancien garde des sceaux haïtien, Lucmane Délile, face à l’expansion des crimes commis par les groupes armés identifiés au Village de dieu à Port-au-Prince. Pour rappel, dans un discours tenu le 24 avril 2020, Lucmane Délile a annoncé des opérations policières meurtrières au Village de dieu en invitant les riverains à abandonner leur domicile sous peine de se faire tuer par la police (Haiti Standard, Port-au-Prince : Les citoyens du village de Dieu ont 72h pour quitter les lieux, selon le ministre de la Justice, 24 avr. 2020.). Une telle déclaration va à l’encontre de la finalité de la justice pénale consistant à l’humanisation et non à l’exclusion, encore moins l’élimination d’une catégorie des individus dans l’organisation sociale. Cette démonstration a prouvé clairement que le pouvoir exécutif haïtien a conçu l’usage de la puissance publique comme ultime solution pour combattre la délinquance et la criminalité.

En tout état de cause, au sein de toute société démocratique, la prévention doit se doubler de la justice pénale de proximité avant de recourir aux mesures coercitives sévères en matière de sécurité publique.

II – La doublure de la prévention par la justice pénale de proximité

L’idée de l’insertion de la justice de proximité n’est pas nouvelle dans le système judiciaire haïtien. En effet, la justice de proximité fit partie de l’organisation judiciaire française depuis le XVIe siècle sous l’appellation de justice de paix. Ainsi, elle a été créée par la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire dans le but de mettre à la disposition des citoyens une justice plus rapide et plus proche. Ainsi, chaque Canton était sous l’autorité d’un juge de paix, siégé dans un tribunal de paix, pour résoudre les « petits litiges » de la vie quotidienne entre les citoyens. Toutefois, cette juridiction fit l’objet d’une navette dans le système judiciaire française, en ce qu’elle fut supprimée avec l’apparition de la Ve République, plus précisément en 1958 avant de la réintégrer en 2002 (Loi du 9 septembre 2002 (dite Loi Perben I) dite loi d’orientation et de programmation, modifiée par la loi du 26 février 2003.)

Cette politique de justice de proximité est héritée par le système judiciaire haïtien depuis plus de deux décennies dans le but de résoudre les litiges de la vie quotidienne (Art. 81 à 91, décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire instituant les tribunaux de paix dans les communes.). Toutefois, la représentation juridictionnelle diffère dans les deux systèmes. Car en France, la justice de proximité est représentée à la fois par la juridiction de proximité et du juge de proximité, tandis qu’en Haïti elle est représentée par le juge de paix, équivalent du juge de proximité en France.

Si la conception du « juge citoyen » (M. Marque, la réforme des juges de proximité, Dalloz. Actualité. Le quotidien du droit, 16 sept. 2016) reste instable en Haïti depuis sa création en 1995, il a connu une autre transformation dans l’organisation judiciaire française en moins de deux décennies. Celui-ci a été supprimé par le législateur français en transférant ses compétences aux tribunaux de grande instance, devenus tribunaux judiciaires depuis le 1er janvier 2020 (Loi n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature, qui supprime les juges de proximité à compter du 1er juillet 2017).

Quatre ans plus, l’on se rend peut-être compte qu’il était illusoire de penser que le « juge citoyen » était définitivement enterré, puisque le Premier ministre et le garde des sceaux français souhaitent vraisemblablement le ressusciter après avoir, disent-ils, pris conscience des conséquences de l’éloignement « géographique et temporel » de la justice aux citoyens. En dépit de cette disparité sur l’évolution juridique, les deux législations criminelles présentent des similitudes. 

Dans ces deux systèmes juridiques, la justice de proximité dispose des compétences similaires tant en matière civile qu’en pénale. Mais, nous privilégierons la compétence pénale de la justice de proximité dans notre étude. Par ailleurs, ils connaissent d’une dissemblance dans la hiérarchie de l’organisation judiciaire, en ce que le tribunal de paix en Haïti est rattaché au tribunal de première instance, équivalent de l’ancien tribunal de grande instance en France, tandis que la juridiction et le juge de proximité ont été conçus pour désengorger le tribunal d’instance en France. Aussi, à la différence du législateur français qui complète la compétence de conciliation du juge de proximité par d’autres acteurs dénommés conciliateurs, l’exécutif haïtien confère une double compétence au juge de paix en permettant à ce dernier de jouer à la fois le rôle de conciliateur et d’autorité judiciaire. Pourtant, il n’était pas permis à l’ancien juge de proximité français de recourir à la privation de liberté, tandis qu’outre la mission de conciliation prévue au décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire, le législateur haïtien permet au juge de paix de garder sous son autorité un individu suspecté d’avoir commis un crime, un délit ou une contravention (Art. 12, CIC).

Or, en France, l’ancien juge de proximité ne disposait pas de compétences pour rechercher des crimes et des délits, et conséquemment ne pouvait donc priver une personne de libertéDe toute façon, leur mission similaire consiste à solutionner le problème de lenteur de la justice et de désengorger le système judiciaire, soit par la conciliation des parties, soit par la célérité des réponses judiciaires face à la petite délinquance ou aux « incivilités » pour citer Jean Castex. Pour reprendre le garde des sceaux français, Éric Dupond-Moretti., la justice est parfois « pesante », elle doit aller vers les citoyens pour ne pas laisser impunies les infractions peu importantes mais qui ne respectent pas la vie collective ». D’où l’utilité de la juridiction pénale de proximité dans la sécurité publique.

La vengeance privée est l’une des causes de l’accroissement de la criminalité dans une société. Les actes arbitraires des autorités ou l’absence d’assistance sociale aux individus sont des facteurs déterminants dans la profusion de la délinquance dans la vie collective. Dans cette perspective, l’idée du rapprochement du couple judiciaire-citoyen pourrait contribuer à une meilleure compréhension du phénomène criminel dans la société. C’est un mécanisme de contrôle judiciaire en amont complémentaire de la prévention sociale à la lutte contre la délinquance et la criminalité. Non seulement, ce mécanisme peut favoriser un dialogue social participatif plus au moins objectif, mais également une collaboration citoyenne en vue d’éviter la dissémination des actes criminels par des réponses judiciaires rapides. Néanmoins, cette finalité devrait être comprise avec prudence dans le système judiciaire haïtien. De fait, la fonction de juge de proximité conférée au juge de paix dans le domaine pénal semble ne pas apporter une grande avancée dans la lutte contre l’accroissement de la délinquance et la criminalité. Car les statistiques des acteurs judiciaires et de la société civile démontrent que les juges de paix, aux côtés des commissaires du Gouvernement, jouent un rôle considérable dans la surpopulation carcérale et l’accroissement de la détention préventive dans le système judiciaire haïtien. C’est d’ailleurs pourquoi les pouvoirs publics haïtiens sont conscients de l’inefficacité de ce rapprochement géographique par le juge de paix en raison de sa compétence pénale punitive, puisqu’au lieu de désengorger la justice, ce dernier contribue considérablement à la situation inhumaine des prisons en raison des détentions arbitraires. Par exemple, pour une simple contravention de simple police, le juge de paix peut décider de placer un individu en garde à vue, qui pourrait par la suite être transformée en détention provisoire par le commissaire du Gouvernement. Ce sentiment d’injustice peut développer chez l’individu et ses proches l’orgueil et la vengeance privée, ce qui pourrait augmenter considérablement le taux de la délinquance et la criminalité.

Dans l’esprit de l’adage « mieux vaut prévenir que guérir » la prévention peut être tenue pour un substitut pénal pertinent face à la carence du devoir d’accompagnement de l’État aux citoyens. Néanmoins, cette politique préventive ne devrait traduire l’institutionnalisation de l’impunité en marge de l’obligation de l’État pour garantir le droit à la sécurité de ses citoyens.

                                                           Guerby BLAISE

                                        Docteur en droit de l’Université Paris Nanterre

                                      Avocat spécialisé en droit pénal et procédure pénale