By Rezo Nodwes -24 décembre 2021
Vendredi 24 décembre 2021 ((rezonodwes.com))–
Dr Arnousse Beaulière
Economiste, Enseignant, chercheur, analyste politique, essayiste
Dernière publication (dir.) : L’immigration en partage. Histoires de vie Ici et Là-Bas
(Un point c’est tout !, 2020)
[…]
La détresse des migrants haïtiens et la faillite de l’Etat
A cet égard, il importe de souligner que, « en ce qui concerne le processus de renouvellement ou de changement de catégorie migratoire des étrangers dans le cadre du Plan national de régularisation (PNRE) et ceux bénéficiant de la Loi 169-14, 4 311 permis ont été délivrés dont 3 547 correspondent à la catégorie de résidence temporaire et 770 à celle de résidence permanente, à partir du début de la première étape, c’est-à-dire en octobre de l’année 2017 »[1]. L’expiration du PNRE, en date du 26 août 2018, a conduit à un accroissement des expulsions vers Haïti. « Pourtant, aucune mesure concrète [n’a été] prise […] pour la résolution de cette situation »[2], déplore le chef de mission de l’Organisation internationale des migrations (OIM) à Port-au-Prince, Giuseppe Loprete.
Au total, plus de 57 687 Haïtiens, dont une majorité d’hommes, jugés en situation illégale ont été expulsés par les autorités dominicaines en 2017[3] et au moins 80 000 durant les huit premiers mois de 2018[4]. Ces rapatriés « nous arrivent ici en situation d’extrême vulnérabilité », affirme la psychologue Martine Stéphanie Louis[5] intervenant au centre de référencement frontalier tenu par l’OIM et les autorités haïtiennes. Et cette spécialiste de poursuivre : « Le plus souvent, ils ont passé plusieurs jours sans vraiment manger ou boire, sans avoir pu prendre de douche. On les a souvent dépouillés du peu d’argent qu’ils avaient, certains ont été frappés »[6].
Selon les informations fournies par la Direction générale des migrations (DGM) dominicaine, en février 2020, 1 561 migrants haïtiens contrôlés et déclarés en situation migratoire irrégulière ont été reconduits aux postes frontalières de Dajabón, Elías Piña et Jimaní, en vue de leur expulsion vers Haïti[7]. D’après le ministère de la Défense dominicaine, en un an, entre août 2020 et août 2021, 175 000 Haïtiens en situation irrégulière ont été renvoyés en Haïti.
En réponse à cette tragédie humanitaire, ainsi que le relève Evens Régis, « avec le Programme d’identification et de documentation des immigrants haïtiens (PIDIH), l’administration [Tèt Kale 1] de Michel Joseph Martelly avait compliqué encore plus le processus de régularisation des migrants haïtiens inscrits au [PNRE] de la République dominicaine »[8]. Loin d’avoir contribué à sortir ces derniers de la détresse, « ce programme a été une vaste opération de corruption. Les responsables s’étaient contentés de faire payer les documents d’identité à des prix exorbitants, alors que la majorité des concernés sont des ouvriers du salaire minimum. Jusqu’à [présent] des personnes attendent encore ces documents. […] » [9].
Quant au pouvoir Tèt Kale 2 de Jovenel Moïse, il a annoncé, en 2018, la mise en place d’une commission interministérielle pour mieux accueillir les ressortissants haïtiens, victimes de ces attaques. Mais, deux ans plus tard, preuve de l’irresponsabilité, voire de la faillite de l’Etat haïtien, rien de durable n’a été entrepris réellement.
Les migrants haïtiens sont ainsi livrés à eux-mêmes, dans un contexte de poussée nationaliste en République dominicaine.
Priorité à la coopération
La situation s’avère si préoccupante que seule une véritable coopération favorisant l’implication de tous les acteurs concernés des deux côtés de l’île permettrait d’aboutir à une solution pérenne. C’est d’ailleurs la voie diplomatique conseillée par le secrétaire général adjoint des Nations unies pour les affaires humanitaires, Mark Lowcock, lorsque, en visite en Haïti, en 2018, il « a appelé les deux pays se partageant l’île d’Hispaniola au dialogue et à la lutte contre les trafiquants qui exploitent la vulnérabilité des migrants »[10].
Cependant, c’est peu dire qu’au fil du temps les relations deviennent de plus en plus tendues entre ces deux pays voisins. En témoignent les échanges peu amènes sur Tweeter, début novembre 2021, entre la chancellerie haïtienne alors dirigée par Claude Joseph, et les autorités dominicaines à propos de l’insécurité dans les deux pays. En réaction au tweet sinon provocateur, du moins maladroit du ministre haïtien des Affaires étrangères critiquant, dans un nationalisme de mauvais aloi[11], « l’augmentation de la criminalité » dans la république voisine, le président dominicain, Luis Rodolfo Abinader Corona, a riposté en décidant la suspension temporaire d’octroi de visas pour les étudiants haïtiens[12]. Cette mesure, qui a été annoncée par son vice-ministre des Affaires consulaires et des Migrations, Jatzel Roman, concernait 70 000 élèves et étudiants, selon l’estimation avancée par Nesmy Manigat.
A bien des égards, cet incident diplomatique provoqué par Claude Joseph témoigne non seulement de son inexpérience mais également et surtout de son amateurisme en matière de diplomatie. De toute évidence, dans son bras de fer avec Luis Rodolfo Abinader Corona, il ignore que « la diplomatie s’inscrit dans l’art du possible, du réaliste, et non du fantasmatique ou de l’outrance »[13], pour citer Frédéric Encel, expert en géopolitique et relations internationales.
A vrai dire, ayant été élu sur un programme anti-immigration ciblant particulièrement les Haïtiens, le président dominicain a sauté sur cette occasion inespérée pour redorer son blason nationaliste[14]. C’est si vrai qu’il a intensifié sa politique répressive contre les migrants haïtiens en situation irrégulière, en ordonnant l’expulsion de 32 000 d’entre eux[15]. Inutile de relever que ces migrants sont chassés comme des bêtes dans tous les coins et recoins du pays. Il n’est pas sans signification que les cas de femmes enceintes expulsées manu militari notamment des maternités des hôpitaux publics, obligées d’abandonner à contre cœur leurs bébés, soient de plus en plus légion.
Plus que jamais les phénomènes de xénophobie et de racisme sont très prégnants en République dominicaine et affectent principalement les ressortissants haïtiens. Ainsi la position rationnelle de la sociologue Michèle Oriol face à ce contexte mérite-t-elle une attention toute particulière. Elle fait valoir ceci : « Dans cette situation délicate, on ne peut pas défendre l’intérêt d’Haïti sur fond d’excitation. Il ne faut pas oublier que tout le monde n’est pas hostile à Haïti, du côté de la RD. Il y a des gens qui ont une volonté réelle de rapprochement et de convivialité. Nous avons des alliés en RD. Des gens qui aiment le peuple haïtien. On n’a pas que des ennemis là-bas. Il y a des alliés dont l’État haïtien peut disposer. On a intérêt à mieux comprendre ce qui se passe en RD sur le plan politique afin de pouvoir apprécier notre marge de manœuvre.[16] » Pointant la responsabilité haïtienne dans cette crise, elle poursuit : « La migration des Haïtiens à Cuba ou en République dominicaine date du XXe siècle. Toutefois, celle-ci n’a jamais été encadrée par l’État haïtien. Notre responsabilité est vraiment grande dans cette situation qui prévaut actuellement. Émotionnellement on se sent mal par rapport à ce qui se passe, mais rationnellement on se dit que cette situation se développe depuis des années, mais aucun effort n’a été fait du côté haïtien afin d’avoir une solution.[17] »
Dès lors, en dépit du lourd passif historique qui marque les relations entre les deux pays – les nationalistes dominicains n’ont toujours pas digéré l’occupation de la partie orientale de l’île sous la présidence de Jean-Pierre Boyer en 1822[18] –, le Premier ministre-Président de facto, Ariel Henry, et le président dominicain, Luis Rodolfo Abinader Corona, parviendront-ils à faire retomber la tension et coopérer sainement dans la recherche de solutions viables à cette crise migratoire qui pourrit la vie de milliers de familles d’Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne ? En tout cas, Ariel Henry devrait absolument éviter les erreurs de débutant de son ex-ministre des Affaires étrangères, Claude Joseph, et méditer ceci : « Le professionnel de la diplomatie se doit d’être prudent sur le fond car il engage son pays dès qu’il s’exprime ès qualité, adoptant sur la forme une attitude extérieure très posée lors des négociations. Le diplomate sait la complexité des choses, l’impossibilité d’obtenir tout ce qu’il souhaite, et la nécessité conséquente de rechercher constamment des compromis, de poursuivre la moins mauvaise des solutions.[19] »
La mission confiée à l’ex-ambassadeur d’Haïti en République dominicaine, Daniel Supplice, en tant qu’envoyé spécial du gouvernement haïtien, en terre voisine, à la mi-novembre 2021, s’est inscrite dans cette direction. Cette mission visait à calmer le jeu et renouer les liens entre les deux pays à la suite de la bourde diplomatique de Claude Joseph. La réactivation de la Commission Mixte Bilatérale (CMB) constitue, à cet égard, un geste d’apaisement. De même que la déclaration du ministre dominicain des Relations étrangères, Roberto Alvarez, souhaitant « que les relations diplomatiques soient maintenues sur la base du bon voisinage et du respect mutuel »[20].
Droit international et mobilisation de la société civile organisée
Toutefois, cette volonté de concorde affichée par les autorités dominicaines contraste avec leurs actes, comme en attestent la construction d’un mur de barbelés entre les deux pays pour empêcher les infiltrations[21] et la poursuite de la traque effrénée de migrants haïtiens en situation irrégulière par la police dominicaine. En d’autres termes, le gouvernement dominicain ne serait-il pas en train de jouer double jeu ? Si tel était le cas, en guise de réponse, quels mécanismes de réintégration concrets et viables la coalition hétéroclite (PHTK-SDP-INITE-VERITE…) au pouvoir en Haïti mettrait en place pour accueillir dignement les rapatriés[22] ?
A ce stade, il est important de rappeler que la République dominicaine a déjà été condamnée par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme. Comme le mentionne Louis-Joseph Olivier, « dans une sentence rendue, [le] mercredi [22 octobre 2014], la Cour interaméricaine [a enjoint] « l’Etat dominicain de prendre toutes les dispositions nécessaires pour empêcher la mise en application de l’arrêt du 23 septembre [2013 de la Cour constitutionnelle de la République dominicaine]. Discrimination raciale, violation de liberté individuelle, détention et déportation illégales, violation du droit à la garantie et à la protection judiciaires, [figuraient parmi les] accusations retenues par la Cour contre l’Etat dominicain »[23]. Force est de constater que cette condamnation n’a pas entraîné un infléchissement de la politique migratoire dominicaine. Bien au contraire, la crise migratoire haïtiano-dominicaine est devenue, au cours des dernières années, une véritable crise humanitaire.
Alors, que faire du côté haïtien ?
Dans de telles circonstances, si les négociations bilatérales en cours actuellement achoppaient, les groupes de la société civile organisée, à l’instar du Groupement d’appui aux réfugiés et rapatriés (GARR), Collectif du 4 Décembre, Fondation « Zile », etc., feraient bien de se coordonner et relancer la mobilisation générale, tout en plaçant les autorités haïtiennes devant leurs responsabilités. Dans cette perspective, ils pourraient s’appuyer sur les associations et fondations représentant les expatriés haïtiens à travers le monde, notamment en Europe et dans les Amériques, avec le soutien des organisations nationales et internationales de défense des droits humains. Le but étant de faire respecter la dignité des migrants haïtiens en République dominicaine.
Bien sûr, une telle campagne de mobilisation internationale, susceptible de prendre de l’ampleur grâce aux réseaux sociaux numériques pour « informer, sensibiliser, émouvoir, appeler à l’indignation »[24], particulièrement sur © Tweeter et © Facebook, irriterait fortement les dirigeants dominicains. Lesquels « redoutent les effets négatifs pour l’image de leur pays sur le plan international et les conséquences sur leur économie, surtout sur l’industrie touristique »[25]. Mais, de l’avis des observateurs avisés des relations haïtiano-dominicaines, dans ce monde de communication moderne, c’est sans doute la stratégie idoine contre le refus de l’Etat dominicain de se soumettre au droit international.
La rubrique « Haïti dans tous ses états » est un espace de décryptage, d’analyse et de mise en perspective de l’actualité haïtienne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
[1] Patrick Saint-Pré, « Plus de 57 000 Haïtiens rapatriés de la République dominicaine en 2017 », Le Nouvelliste, 3 avril 2018.
[2] Giuseppe Loprete, art. cit.
[3] Amélie Baron/AFP, « Saint-Domingue expulse des migrants haïtiens par dizaines de milliers », Le Devoir, 5 juillet 2018.
[4] Giuseppe Loprete, « Fin du PNRE : l’OIM alerte sur les conséquences », Le Nouvelliste, 26 septembre 2018.
[5] Amélie Baron/AFP, art. cit.
[6] Ibid.
[7] Evens Régis, « Des Haïtiens déportés régulièrement », Le National, 13 février 2020.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Amélie Baron/AFP, art. cit.
[11] Il critique la République dominicaine sur l’insécurité alors que le gouvernement PHTK dont il fait partie se révèle totalement impuissant face au phénomène de gangstérisation qui gangrène Haïti.
[12] Patrick Saint-Pré, « Haïti et la République dominicaine font de la diplomatie sur Twitter, suspension des visas pour les étudiants haïtiens », Le Nouvelliste, 1er novembre 2021.
[13] Frédéric Encel, Petites leçons de diplomatie. Ruses et stratagèmes des grands de ce monde à l’usage de tous, Paris, Autrement, 2015, p. 11.
[14] Il se pourrait qu’il en profite également pour tenter de faire diversion sur son implication dans l’affaire « Pandora Papers » relative aux montages financiers à des fins d’évasion fiscale ou de blanchiment dans les paradis fiscaux organisés par des dirigeants internationaux. Voir Rezo Nòdwès, « Affaibli par les Pandora Papers, Abinader tente de se refaire une virginité sur Haïti via le maladroit Claude Joseph », 6 novembre 2021 ; Franceinfo, « ‘‘Pandora Papers’’ : qui sont les dirigeants épinglés pour des montages financiers offshore », 5 octobre 2021.
[15] Grégory Fontana, « République dominicaine : les migrants haïtiens renvoyés », TV Monde, 12 décembre 2021.
[16] Jean Daniel Sénat, « Pour une réponse sereine à la crise haïtiano-dominicaine », Le Nouvelliste, 30 juin 2015.
[17] Ibid.
[18] Jean-Marie Théodat, Haïti, République dominicaine. Une île pour deux, 1804-1916, Paris, Karthala, 2003.
[19] Frédéric Encel, op. cit., p. 12.
[20] Haïti Libre, « Haïti-Politique : La Commission Mixte Bilatérale va reprendre ses pourparlers entre la RD et Haïti », 22 novembre 2021.
[21] L’Express/AFP, « La +Camiona+ dominicaine : aller simple pour l’expulsion vers Haïti », 11 décembre 2021.
[22] En réalité, nombre de ces rapatriés haïtiens tentent souvent de rentrer illégalement en République dominicaine peu de temps après leur expulsion et y parviennent généralement, la situation en Haïti leur étant devenue tellement invivable. Ibid.
[23] Louis-Joseph Olivier, « La Cour interaméricaine des droits de l’homme condamne la Rép. Dominicaine », Le Nouvelliste, 22 octobre 2014.
[24] Bernadette Renée Likassa Foutou, « L’usage des réseaux sociaux numériques dans les mouvements citoyens et activistes au sein de la ‘‘diaspora’’ gabonaise », in Arnousse Beaulière (dir.), La Condition immigrée. Regards sur un phénomène complexe, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 209.
[25] Haïti Monde, n° 6, avril 2014.