Témoignage écrit de Pierre Espérance Directeur Exécutif Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) Soumis au Sous-comité des Affaires occidentales, Sécurité civile et commerce, comité affaires étrangères Audience sur les problèmes enregistrés en Haïti
Évaluation de la politique des Etats-Unis vis-à-vis d’un pays en crise. 10 décembre 2019
Lundi 11 février 2020 – Merci d’avoir organisé cette importante audience sur la situation qui sévit en Haïti et de m’offrir l’opportunité d’y prendre part. Je m’appelle Pierre Espérance. Je suis le Directeur Exécutif du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), une organisation qui œuvre pour la protection et la défense des droits humains en Haïti.
La situation générale des droits humains en Haïti est caractérisée par une insécurité préoccupante, la gangstérisation de l’Etat, le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire haïtien, l’impunité, la corruption au niveau de toutes les institutions étatiques, la répression des manifestations antigouvernementales et l’absence de toute volonté politique de trouver des solutions durables aux nombreux problèmes auxquels le pays est confronté.
1. Sur l’insécurité
Haïti fait face à de graves problèmes de sécurité qui affectent tous les citoyens et citoyennes et qui s’aggravent chaque jour un peu plus avec la gangstérisation de l’Etat. De la capitale aux villes de province, le pays regorge de gangs armés qui bénéficient de la protection des pouvoirs exécutif et législatif. Ils reçoivent régulièrement de l’argent et des armes à feu automatiques et ne manquent jamais de munitions.
Or, Haïti ne fabrique ni armes ni munitions et paradoxalement, le pays est soumis depuis plusieurs années, à un embargo sur l’achat des armes. Ces gangs armés sont chargés de défendre les intérêts politiques de leurs protecteurs en attaquant la population, en particulier celle des quartiers défavorisés, connus comme des bastions de l’opposition politique, qui soutiennent les manifestations anti-gouvernementales.
L’utilisation par l’Exécutif des gangs armés pour réprimer la population des quartiers défavorisés a commencé en 2018 avec la perpétration, depuis, d’au moins 5 massacres. Le plus meurtrier est celui de La Saline, où au moins 71 personnes, dont des femmes et des enfants, ont été tuées, et plus de 150 maisons ont été détruites dans la nuit du 13 au 14 novembre 2018.
Sur ce point, il convient de souligner qu’en date du 6 novembre 2018, une réunion de préparation a été réalisée à Delmas 6, dans le fief d’un influent chef de gang impliqué dans ce massacre, où des armes, des munitions et des uniformes de la police ont été distribuées. A cette réunion ont pris part le directeur général du ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales ainsi que le délégué départemental d’alors.
Au cours du massacre de La Saline, des personnes ont été arrachées de leur lit pour être hachées à coups de machette. D’autres ont été abattues alors qu’elles tentaient de fuir. Les corps des victimes ont été brûlés, jetés puis dévorés par des porcs. Et, dans un contexte où le viol est systématiquement utilisé comme arme de guerre, des femmes et des filles de La Saline ont subi des viols collectifs, la plupart, en présence de leurs enfants en bas âge.
Au total, 127 personnes ont été tuées au cours de ces 5 massacres perpétrés en 2018 et 2019, dont l’objectif principal est de semer la terreur dans les communautés et de faire taire la population qui exige l’amélioration de ses conditions de vie.
Cette stratégie n’ayant jamais freiné les manifestations antigouvernementales, l’Exécutif réprime celles-ci par l’entremise des agents de police, autorisés à utiliser des armes en caoutchouc ainsi que des armes létales à hauteur d’hommes et à faire un usage abusif des grenades lacrymogènes. En ce sens, de juillet 2018 à nos jours, au moins 187 personnes ont été assassinées lors des manifestations ou tout de suite après la réalisation de celles-ci. Parmi ces personnes tuées, 42 au moins ont reçu une balle à la tête. Ces informations ont été partiellement ou totalement reprises par plusieurs organisations haïtiennes de promotion et de défense des droits humains, des organisations internationales dont Amnesty International ainsi que par l’Organisation des Nations-Unies (ONU).
Par ailleurs, en raison de la prolifération de gangs armés à travers le pays, la sécurité en dehors des massacres et des manifestations antigouvernementales, est également très préoccupante. Il ne se passe pas un jour sans qu’au moins un cas de mort ou de blessure par balle ne soit enregistré. Par exemple, de janvier à novembre 2019, au moins 478 personnes ont été assassinées par balles ou poignardées dont 2 journalistes. Les policiers, dépassés par cette situation, sont également tués par des gangs armés, bien mieux armés qu’eux. En effet, pour la même période, au moins 44 policiers ont perdu la vie.
2. Sur le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire haïtien et sur les droits aux garanties judiciaires
L’appareil judiciaire haïtien, complètement dysfonctionnel, a un besoin urgent de réforme. Son dysfonctionnement s’est accru avec les nombreux arrêts de travail des magistrats, greffiers et huissiers qui réclament de meilleures conditions de travail.
Il convient en ce sens de noter que le pouvoir judiciaire n’a pas les moyens de fonctionner car il reçoit moins de 1% du budget national, l’exécutif et le législatif s’étant entendus, depuis plusieurs années, pour partager entre eux le budget du pays, sans prendre en compte les besoins du pouvoir judiciaire qui n’est pas considéré par eux, comme un pouvoir indépendant et égal.
L’une des premières conséquences du dysfonctionnement de l’appareil judiciaire haïtien est la violation systématique des droits aux garanties judiciaires. A titre d’exemple, au 15 novembre 2019, des 11.069 personnes emprisonnées, 8.219 personnes représentant 74.21% sont en attente de jugement et seulement 2.855 d’entre elles, représentant 25.79%, de la population carcérale, sont condamnées.
Aujourd’hui, il est très difficile, voire impossible, pour des plaignants-tes ne jouissant d’aucune connexion avec les autorités politiques, d’avoir accès à la justice. De plus, les citoyens et citoyennes assistent à la politisation effrénée de l’appareil judiciaire haïtien utilisé par l’Exécutif pour régler ses problèmes. En effet, de nombreux dossiers stagnent pendant des années alors que d’autres avancent avec célérité dans ce même système judiciaire qui viole chaque jour les droits aux garanties judiciaires de tous-tes.
Les cas de violation des droits humains perpétrés par des protégés de l’équipe au pouvoir ne progressent pas, les magistrats désignés pour les instruire étant généralement des partisans ou sympathisants du président Jovenel Moïse. A titre d’exemple, le juge d’instruction chargé de mener l’enquête judiciaire contre les personnalités indexées dans la dilapidation des fonds PetroCaribe est réputé proche du pouvoir.
A contrario, l’Exécutif utilise le non-renouvellement des mandats des juges comme arme à l’encontre de tous ceux et celles qui, dans le système, sont reconnus pour leur honnêteté et leur indépendance. Par exemple, Jean Wilner Morin, président de l’Association Nationale de Magistrats d’Haïti (ANAMAH) jouit d’une réputation d’indépendance, d’honnêteté et d’excellence au travail. Son mandat, expiré en décembre 2018, n’a à date, toujours pas été renouvelé. En revanche, l’Exécutif nomme des magistrats et renouvelle les mandats des juges qui lui sont réputés proches.
Par ailleurs, la protection des gangs armés par les autorités judiciaires constitue aussi un sujet préoccupant. A titre d’exemple, les chefs de l’un des gangs armés les plus organisés et impliqués dans de nombreux enlèvements – Woodly Etheart, alias Sonson La Familia, et Renel Nelfort, alias Renel le récif – ne sont jamais inquiétés en dépit du fait qu’un juge d’instruction du tribunal de première instance de Port-au-Prince, la Cour d’Appel de Port-au-Prince et la Cour de Cassation de la République aient ordonné qu’ils soient arrêtés en vue de comparaître par devant un tribunal criminel pour répondre des faits qui leur sont reprochés.
Ainsi, l’impunité s’est érigée en système, favorisant les actes attentatoires aux vies et aux biens des citoyens et citoyennes du pays.
3. Sur les conditions générales de détention
Les conditions de détention s’apparentent en Haïti à des actes de torture : Plus de 74 % de la population carcérale sont en attente de jugement, emprisonnés depuis des années dans un espace carcéral total apte à recevoir 3.000 personnes mais qui en accueille presque 12.000.
En plus des conditions inhumaines et dégradantes dans lesquelles les détenus-es sont gardés, les autorités pénitentiaires font peu cas de la sécurité des femmes en détention. Le RNDDH veut pour preuve la mutinerie enregistrée à la prison civile des Gonaïves dans la nuit du 7 au 8 novembre 2019 au cours de laquelle, 10 des 12 femmes alors en détention, ont subi des viols collectifs perpétrés par les détenus hommes.
4. Sur l’absence de gouvernement, l’inertie du parlement et la rupture de l’ordre constitutionnel
Depuis avril 2019, le pays est dirigé par un gouvernement démissionnaire, le deuxième chef de gouvernement du président Jovenel MOÏSE, Jean Henry CEANT ayant été forcé de laisser le pouvoir. Pour la société haïtienne en général, cette démission a été reçue avec indifférence car la population avait déjà clairement partagé avec le président ses revendications qui consistent en sa démission, sa mise à disposition pour répondre par devant les autorités judiciaires, des crimes de corruption qui lui sont reprochés notamment dans le dossier relatif à la dilapidation des fonds PetroCaribe et le départ de son équipe pour incompétence caractérisée.
Depuis, le président est incapable de mettre en place un nouveau gouvernement parce qu’en fait, la population haïtienne, à travers les différents secteurs qui se sont prononcés, ne lui demande pas de remplacer des membres de son gouvernement.
Le parlement haïtien, improductif depuis plusieurs années, n’exerçant aucun pouvoir de contrôle de l’action du gouvernement et impliqué dans plusieurs scandales de corruption, ne fonctionne pas. Au contraire, il s’est engagé, avec le pouvoir exécutif, dans le népotisme en nommant, dans l’irrespect total des règles relatives à l’intégration d’un nouveau membre au sein de l’appareil judiciaire, des juges et des commissaires du gouvernement.
Il s’agit là d’une violation grave du principe d’indépendance du pouvoir judiciaire. Par ailleurs, les pouvoirs exécutif et législatif s’entendent pour se partager des ministères lors des formations de nouveaux gouvernements.
Dans ces cas, les parlementaires en profitent pour nommer des membres de leur famille, des amis et leurs conjoints-tes. Et, après le placement de leur proche à la tête d’un ministère, ils y nomment et révoquent des employés-es, exigent que de fortes sommes d’argent leur soient données, sur la base de projets bidons et fictifs élaborés au nom de leur circonscription ou de leur département de provenance. La situation est similaire au sein de certains organismes réputés déconcentrés de l’Etat comme l’Office National d’Assurance Vieillesse (ONA), l’Autorité Portuaire Nationale (APN), l’Autorité Aéroportuaire Nationale (AAN), etc., placés en fait sous le contrôle de parlementaires.
Un autre exemple de corruption impliquant les parlementaires est le scandale de surfacturation dans l’achat de sucre et de café. En effet, en novembre 2018, la chambre des députés a payé $4,701.00 USD, ou Gdes 456,000.00 pour se procurer 8 sacs de sucre et 17 sacs de café. En décembre 2018, cette même chambre a dépensé USD 29,598.00 ou Gdes 2, 871,000.00 pour la même quantité de sucre et de café. Les élections législatives partielles n’ayant pas été organisées en octobre 2019, au deuxième lundi du mois de janvier 2020, l’ordre constitutionnel sera rompu et le parlement haïtien, caduque. Cette situation permettra au président de diriger par décret.
Ces élections n’ont pas été réalisées parce que le pays ne dispose pas de budget électoral et, le président a choisi de ne pas profiter de sa majorité au parlement haïtien pour doter le pays d’une loi électorale. Il s’agit d’une situation qui risque de causer des torts irréparables à la population haïtienne notamment en raison de l’implication de l’actuelle équipe au pouvoir dans des actes de corruption, de la facilité avec laquelle le président a démantelé les institutions étatiques clés, de la prolifération des gangs armés et des violations systématiques des droits humains.
De plus, le président s’est engagé, avec son gouvernement, dans un processus d’émission d’une nouvelle carte d’identification nationale devant servir de carte électorale, en dépit de l’absence de provision légale, des rumeurs de corruption entachant le processus de choix de la firme allemande DERMALOG pour l’émission de cette carte et des 2 avis contraires émis par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) relatifs à ce projet. En effet, la Cour s’est estimée insatisfaite de la justification soutenue par l’Etat en vue de dépenser une forte somme d’argent dans un processus qui a la clé, produira les mêmes résultats.
Cette volonté de fournir à tout prix une nouvelle pièce d’identité aux citoyens et citoyennes est préoccupante car, il s’agit de manipulation de données biométriques et électorales. 14 années soit de 2005 à 2019, ont été nécessaires pour enregistrer les citoyens et citoyennes du pays. L’administration actuelle espère enregistrer ces derniers-ères en seulement quelques mois.
5. Sur le train de vie de l’Etat et les conditions de vie de la population
Le train de vie des autorités de l’Etat est largement au-dessus des moyens d’un pays pauvre. Les budgets sont élaborés pour fournir aux membres des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, en plus de leur salaire, de nombreux privilèges exorbitants : frais de téléphone, véhicules de fonction différents des véhicules de service, frais pour la location d’une 2ème résidence, frais de réception de dignitaires, cartes de débit renflouées mensuellement, etc. Conséquemment, les rares ressources et entrées de l’Etat sont dirigées vers des dépenses de fonctionnement alors qu’il n’y a qu’une maigre prévision pour l’investissement. Ces recettes d’ailleurs s’amenuisent chaque jour un peu plus, l’Etat ayant abandonné le contrôle des ports et des frontières à la contrebande.
A contrario, en 2014, selon l’Institut Haïtien de Statistiques et d’Informatique, 68.2 % de la population haïtienne vit dans une situation de pauvreté, avec moins d’un dollar américain par jour et 28.8% en situation d’extrême pauvreté, avec moins de 50 centimes américaines par jour.
Pendant toute l’année 2019, Haïti a connu une détérioration de sa situation économique manifestée par la dévalorisation de la gourde et une inflation estimée à 19 %. Comme résultat, les prix des produits de première nécessité ont exponentiellement augmenté et la pauvreté s’aggrave chaque jour un peu plus.
Depuis septembre 2019, les écoles ne fonctionnent qu’en catimini en raison de la paralysie des activités socioéconomiques. Cependant, il convient de noter qu’en fait, depuis des années, les élèves des écoles publiques n’ont pas d’enseignants dans leurs salles de classe.
Les hôpitaux publics ne fournissent pas de services adéquats à la population. Souvent en grève pour exiger de meilleures conditions de travail, le personnel médical dépourvu d’équipements de base tels que gants, seringues, médicaments et autres articles nécessaires, évolue dans un environnement insalubre et peu sûr. Le chômage touche 70 % de la population en âge de travailler. Et, ceux et celles qui travaillent ne perçoivent pas un salaire suffisant, leur permettant de subvenir à leurs besoins. Tel est le cas par exemple, des médecins publics et des enseignants-tes de l’enseignement public.
L’assistance sociale est défaillante. Les programmes sociaux constituent en fait de grandes opérations de corruption avec des bénéficiaires zombis et la surfacturation des produits offerts. Par exemple, le 28 août 2017, l’ancien ministre des Affaires Sociales et du Travail, Roosevelt Bellevue, impliqué dans un scandale relatif à la surfacturation de 50,000 trousses d’école qui devaient être distribuées à des élèves, a tout simplement été révoqué comme ministre. Aucune poursuite judiciaire n’a été entamée contre lui ni contre ceux et celles qui l’avaient aidé à mettre sur pied cette machinerie.
De plus, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC /CA) a déclaré dans ses rapports d’audit et de contrôle comptables relatifs à l’utilisation des Fonds PetroCaribe, publiés respectivement les 31 janvier et 31 mai 2019, que les personnes dont les noms figurent sur la liste des bénéficiaires des différents programmes d’assistance sociale financés par les fonds PetroCaribe, dont des mères-célibataires, des étudiants-tes des universités publiques, n’ont, pour la plupart, jamais été touchées.
Aujourd’hui, au moment de cette audience, les activités socioéconomiques ont recommencé timidement en Haïti. Cependant, les problèmes structurels et récurrents du pays n’ayant pas été résolus, il s’agit d’un retour apparent à la normale ce, d’autant plus que les autorités étatiques ne manifestent aucun signe de leur volonté de résoudre définitivement ces problèmes.
6. Sur les demandes adressées au Congrès américain
Ce tableau présente du pays une situation économique, sociale et politique très précaire, résultats des politiques publiques mises en œuvre par les autorités étatiques actuelles. C’est sur la base de cette analyse qu’aujourd’hui, les haïtiens et haïtiennes estiment que les Etats-Unis devraient :
Encourager les dirigeants haïtiens à mettre fin à la gangstérisation de l’État, en stoppant l’armement et la protection des gangs armés ;
Encourager les dirigeants haïtiens à mettre fin à la politisation des institutions policières et judiciaires et à combattre la contrebande ;
Encourager l’État haïtien à mettre fin à la protection des autorités étatiques impliquées dans les dossiers relatifs :
o A la dilapidation des fonds PetroCaribe,
o Aux massacres perpétrés depuis 2018.
Encourager les autorités haïtiennes à fournir aux citoyens-nes des informations précises relatives à la création d’une nouvelle base de données biométriques et à la décision de distribuer une nouvelle carte d’identification nationale ;
Intensifier leur surveillance relative à l’exportation illégale en Haïti, d’armes et de munitions en provenance des États-Unis ;
Se positionner officiellement pour la réalisation des droits socioéconomiques du peuple haïtien, pour la lutte contre la corruption et pour l’assainissement des dépenses publiques.
Merci de votre attention. Je suis disponible pour répondre à vos questions.