Si la crise politique en Haïti fait quotidiennement les titres de l’actualité, une autre crise silencieuse se déroule dans ce pays des Caraïbes: les tueries de mammifères marins, le trafic des anguilles et des tortues. Une ONG haïtiano-américaine, Haïti Ocean Project, composée de scientifiques américains, de pêcheurs et de jeunes Haïtiens se bat pour préserver la vie et la faune marine, à Petite-Rivière-de-Nippes, dans le sud-ouest du pays. Portraits de deux jeunes prêts à risquer leur vie pour poursuivre leurs rêves: sauver des requins et des tortues.
Mercredi 27 novembre 2019 –
« En Haïti, les gens pensent que tout est dangereux pour eux, même les poissons », ironise Claude Pressoir, un volontaire de 24 ans. Il dit ne pas avoir peur des requins depuis qu’il a rencontré Jamie Aquino, présidente-fondatrice de Haiti Ocean Project (HOP) et Dr Mark Bond, spécialiste de requins et biologiste marin de l’Université Internationale de Floride
« Ils m’ont appris l’utilité du requin dans la mer et son rôle de régulation dans la chaîne alimentaire. Les requins attaquent parfois mais davantage par curiosité que pour tuer », dit Claude. « Ils sont curieux, ils veulent toucher et goûter, c’est tout. Ils sont comme nous mais à la place de nos mains, ils ont une bouche et des dents ».
Ce passionné de la mer a fait connaissance avec l’équipe de Haiti Ocean Project (HOP) à l’âge de 9 ans en partant en bateau sur la mer. A 24 ans, il est désormais chargé de la coordination du programme des requins de l’ONG. Au moins deux à trois fois par semaine, « dès que les lanceurs d’alerte me préviennent, je vais sauver les requins en danger », s’enthousiasme-t-il
HOP a en effet donné des téléphones à son réseau de pêcheurs. Certains d’entre eux, ex-tueurs de requins, se sont transformés en lanceurs d’alerte et en protecteurs de mammifères marins. A travers des photos et l’application WhatsApp, l’ONG reçoit presqu’en temps réel chaque alerte ou tuerie de baleine, cachalot et même de lamantins, espèce protégée et en extinction ; tous pris dans les filets illégaux d’autres pêcheurs non formés par HOP.
Claude se charge aussi de mesurer les requins juvéniles depuis que l’ONG a fait venir une mission d’experts de Miami en 2018, et découvert que c’est probablement dans le Passage du Vent – ce détroit qui sépare les îles de Cuba et d’Hispaniola et relie l’océan Atlantique à la mer des Caraïbes – que les requins océaniques femelles viennent mettre au monde leurs petits.
« Avant ma naissance, ma mère et tous les gens du village m’ont dit qu’il y avait beaucoup de requins à Petite-Rivière-de-Nippes. Mais ce n’est plus le cas depuis de nombreuses années, car ils sont tués à grande échelle », regrette Claude. Alors, c’est une joie pour lui de mesurer les bébés requins et collecter des spécimens d’ADN, afin que les recherches d’Haïti Ocean Project (HOP) puissent aboutir. En effet, cette ONG veut démontrer que, grâce à l’absence de lignes commerciales de transport marin, de jet-skis ou de bateaux de croisière, les requins océaniques ont choisi cette zone du sud-ouest du pays pour se reproduire dans le calme des eaux haïtiennes. Si les recherches scientifiques sont concluantes, Haïti pourrait devenir un sanctuaire mondial de requins océaniques, espèce menacée et en voie de disparition dans le monde.
Claude se dévoue pour HOP depuis 2011. « C’est dur d’être un volontaire à 24 ans et d’être obligé de rester chez ses parents à mon âge », avoue-t-il, « J’ai essayé d’arrêter mais c’était plus fort que moi et mon rêve aujourd’hui est de me spécialiser dans la recherche des requins. »
Une partie de son rêve va se réaliser bientôt car, en janvier 2020, il part recevoir une formation à l’Institut Cape Eleuthera, aux Bahamas. Grâce à son travail acharné et sa performance depuis la venue des experts américains, il y apprendra le marquage avec des balises satellite sur des requins adultes et comment réagir avec eux sous l’eau. De plus, il recevra une formation scientifique et biologique sur les requins océaniques.
Franklin Barbier, pour le bonheur des tortues
Il a toujours aimé la mer, au bord de laquelle il vit avec ses parents. En 2012, il s’est inscrit au programme de Haiti Ocean Project. « J’ai d’abord découvert les dauphins et ensuite les mammifères marins avec l’équipe de HOP. Ils étaient venus avec une équipe qui allait tourner un documentaire et je me suis dit que s’ils étaient aussi intéressés aux mammifères marins chez nous, alors cela pourrait rapporter quelque chose à notre communauté », déclare Franclin Barbier, 24 ans et originaire de Petite-Rivière-de-Nippes. Il a tout de suite ressenti le besoin de protéger ses animaux marins pour assurer le futur économique de sa région.
Il y a cinq ans, lorsqu’il a sauvé sa première tortue et l’a remise à la mer, sa vie a pris un autre sens: « Ce jour-là, j’ai croisé un pêcheur qui allait tuer la tortue et la vendre. Heureusement, j’avais de l’argent sur moi et j’ai pu l’acheter et la ramener à Haiti Ocean Project. Depuis, j’en ai sauvé des vingtaines », dit-il fièrement.
En Haïti, les tortues sont en danger constant Dans le monde aussi, comme en témoigne une nouvelle étude sur le commerce illégal des tortues marines, publiée le 19 novembre écoulé. Selon cette dernière, au moins 2 354 tortues entières, vivantes ou mortes, ont été saisies dans 163 incidents liés à l’application de la loi en Malaisie, Indonésie et au Vietnam de 2015 à juillet 2019. Plus de 91 000 œufs ont été saisis (dont plus de 75 000 en Malaisie), ainsi que près de 3 000 coquilles et 1.7 tonnes de viande de tortue. Haïti est citée dans cette étude avec la saisie record d’une demie-tonne d’écailles – soit près de 400 tortues marines menacées d’extinction- interceptée à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, à Paris, le 19 juillet 2017. Ces tortues provenant d’Haïti, avaient pour destination finale le Vietnam et ont constitué la « plus importante saisie » de ce genre « jamais effectuée en France », selon la douane française. . .
« Etant donné que les populations de ces tortues sont en déclin mondial, ce commerce illégal persistant présente de sombres perspectives pour ces nomades marins, à moins que des mesures de collaboration immédiates ne soient prises en priorité », a déclaré Kanitha Krishnasamy, directrice de TRAFFIC en Asie du Sud-Est. Mais, si le Ministère de l’Environnement n’ose même pas interdire que les carapaces de tortues ne soient pas exposées à Pétion-Ville, banlieue « huppée » de la capitale, comment oser espérer que de telles mesures soient même considérées ? Car, il est de notoriété publique en Haïti, que les plus hautes autorités du pays et les membres de leurs familles, contrôlent tant le trafic de tortues que celui des anguilles.
Malgré tout, Haiti Ocean Project continue de sauver péniblement des tortues: de 2017 à nos jours, 56 ont eu la vie sauve, remises à la mer et la contribution de Francklin y est certainement pour quelque chose.
Loin de baisser les bras, il souhaite devenir biologiste marin et déclare à ses pairs: « Aujourd’hui, les jeunes ne voient que l’argent. Moi, je travaille en étant volontaire et je sais pourquoi. Si un jour ce pays change, je sais ce qu’une mer et son système éco marin en santé peuvent rapporter à ma communauté. J’aurais souhaité que les jeunes me suivent pour conserver le milieu marin et j’espère qu’ils entendront mon message », conclut-t-il. Il est heureux d’avoir aussi entraîné sa sœur et son cousin dans l’aventure de Haiti Ocean Project.
Tant Claude que Francklin ont démontré que pour qu’Haïti change, il faut que chacun s’investisse dans un projet: « Il nous faut la volonté de faire dans notre pays. C’est là que tout commence. Je dis toujours aux pêcheurs que l’on peut faire des choses sans attendre quoi que ce soit du gouvernement. Ce que je fais, je le fais gratuitement mais avec amour et détermination», insiste Claude.
Au-delà de la crise, continuer à préserver la vie marine
Depuis plus de 10 semaines, avec l’aggravation de la crise politique en Haïti, l’essence est une denrée rare ou trop chère dans cette petite ville de province. Les bateaux à moteur de l’ONG ont dû être échangés par des « bois fouillés », des pirogues haïtiennes. C’est à bord de ces dernières que, chaque jour, ces jeunes parcourent la mer pour sauver des requins ou des tortues.
Claude Pressoir souhaite parfaire ses connaissances pour continuer à former les pêcheurs haïtiens et leur apprendre à aimer et respecter la mer, dès que les fonds de HOP le permettront Tâche ardue dans un pays pauvre où la science n’a pas sa place, où le Ministère de l’Environnement n’est qu’une institution fantôme et où les gangs règnent en maîtres sur tout le territoire.
Claude et Franklin en savent quelque chose: dernièrement, alors qu’ils allaient sauver un requin à moto, ils ont dû traverser sept barricades. En plus d’être rançonnés sur la route, ils ont été arrêtés par un jeune homme armé qui a exigé au chauffeur de leur taxi-moto de l’essence pour qu’il allume un pneu dans la rue. Ils ont vu la mort en face et le requin n’a pu être sauvé. Mais, le lendemain matin, ils étaient de nouveau à pied d’œuvre pour conserver et préserver la vie marine.
Ce sont ces jeunes-là qui sont l’espoir d’une autre Haïti, qui ne fleurira ni sur Internet ni à travers les réseaux sociaux, mais dans la vraie vie et sur le terrain. Concrètement et non virtuellement.
Visitez le site de Haiti Ocean Project en cliquant ICI.
Nancy Roc
Crédit photos : HOP