par Carl Henry BURIN…
Dimanche 10 novembre 2019 – L’une des particularités de la République d’Haïti dans le concert des nations est que la notion de crise chez elle revêt un caractère quasi-permanent. Dans la crise elle prit chair, par la crise s’emboîte-t-elle dans son trajet historique…
Haïti n’a pas inventé la crise, ni n’est pas le seul cobaye dans son expérimentation. Les Gilets jaunes de France, les Séparatistes d’Espagne, entre autres, renforcent l’idée que la crise ne respecte pas de frontières, donc n’est pas réservée uniquement aux Etats dits moins avancés. La différence seulement est que pour les hôtes de la première des républiques nègres du monde, jamais ne s’endort Vésuve.200 ans d’histoire, 200 ans surtout de déchaînement, de trépidations, de dégringolade, chute et rechute…
Et les derniers événements enregistrés dans ce pays prouvent bien que nous sommes loin de terminer avec ce démon, ou qu’il en est loin de terminer avec nous.Ces sept dernières semaines en effet, soit de la mi-septembre à ce début de mois de novembre, sont marquées d’une paralysie presque générale : l’école ne fonctionne pas, l’Administration publique va au ralenti, les activités commerciales se disloquent, des entreprises ferment leur porte et font grossir notre liste de chômeurs…
Tout se refrène, laissant seul en marche le char des revendications populaires réclamant la démission urgente et inconditionnelle du président Moïse.Conscients des enjeux que cela représente pour un pays aux infrastructures aussi fragiles que le nôtre, de plus en plus de secteurs délaissent leur mutisme pour faire échos à ces revendications, et les propositions de sortie de crise fourmillent de partout. Seulement, Beaucoup d’efforts sont faits pour résoudre la crise, mais trop peu pour la comprendre.La présente analyse se veut donc une tentative de comprendre cette crise, de voir surtout ce qui lui permet de se reproduire.
Nous croyons, et avons de bonnes raisons à croire que Haïti n’a pas connu une crise en 2019, une en 2003, une en 1986, ni même une en 1946 ou une en 1843… Les crises haïtiennes, du début du 19e siècle à aujourd’hui, si elles se distinguent par leurs manifestations ne sont en fait par leur nature qu’une.Du Manifeste de Praslin à la fameuse Alternative consensuelle, les griefs sont presqu’ identiquement exposés : abus d’autorité, corruption, non satisfaction des besoins primaires de la population, hausse des prix des produits de première nécessité, musellement de la presse, législation défectueuse, etc.
Les voix se succèdent, les revendications restent pourtant les mêmes ; et tous les mouvements étiquetés de révolutions, exécutés en vue de guérir ce mal se révèlent au final vains, car les politiques n’ont pas encore trouvé la sève nourrissant cette crise. Dans cette étude, nous tâcherons d’analyser la question suivant les travaux du regretté Michel-Rolph Trouillot et de l’éminent A. Gilles, et postulons que cette crise se situe d’une part dans une dislocation de la société civile et de la société politique, et d’autre part dans la centralité de la politique dans la société haïtienne.
A – Dislocation de la société politique et de la société civile
Trouillot, analysant les racines qui ont fait germer l’Etat duvaliérien constatait déjà en 1986 que cet Etat prenait chair dans une dislocation de la société politique et de la société civile : « La société politique, dit il, s’est désemboitée de la société civile. L’Etat plane au-dessus de la nation » (Trouillot : 2016). Avant de poursuivre notre analyse, il convient de faire un distinguo entre ces deux vocables, et pour faire vite :L’Etat serait la société politique, tandis que la société civile serait le réseau complexe des fonctions éducatives et idéologiques, ce par quoi la société est non seulement commandée, mais encore dirigée. Elle inclut entre autres l’Eglise, l’Ecole, l’Université, les Associations professionnelles, etc. (Trouillot : 2016).
Une revue historique nous permettra de remonter l’origine de cette dislocation à la formation même de l’Etat haïtien. Dès le démarrage, l’Etat et la nation partaient dans des directions opposées. Cet Etat en effet, érigé par les anciens maîtres d’esclaves n’aura pour préoccupations que la maintenance de la servitude comme moyen de création de richesses, et l’exclusion des anciens esclaves dans son fonctionnement. Ce qui lui vaudra d’être qualifié de Marron par L. Péan, car continuera-t-il avec les coutumes esclavagistes héritées de trois siècles de colonisation (Péan : 2005).
Par ses visées colonialistes néanmoins, cet Etat sera totalement en butte aux aspirations de ces ci-devant esclaves, pour qui toute atteinte à leur liberté si chèrement acquise est le pire des sacrilèges. Dès lors se retrouvera-t-on avec une société de bric et de broc, s’apparentant au 4X4 de Jean Casimir où : » De wou devan-yo pral nan yon direksyon; de wou dèyè-yo pa wè, yo pa tande : se nan direkayon opoze a y ap vanse. Pandanstan sa-a, machin-nan ap patinen » (Casimir : 2009).La voiture en effet se patine ; la société se patine. Dans les crises, dans les troubles… elle se patine, car l’Etat aurait choisi la voie de l’insouciance au regard des besoins et intérêts de la nation. Or qu’était-ce cette voie ? Quelle en est l’issue, sinon la corruption, l’injustice et l’inégalité sociale ?De cette dislocation naît ce que le professeur A. Gilles appelle une relation de prédation, de répression, mais aussi d’indifférence entre l’Etat et la société.
Pour lui l’Etat s’en fout totalement de la nation.Ainsi donc, dans la totale indifférence de l’Etat, le pain de l’instruction sera toujours tranché en parts inégales entre les fils de la nation; il y aura toujours un fossé infranchissable entre les 80% de la population vivant dans la misère et la survie perpétuelle et les 20% essayant de fonctionner dans un mode de comportement et de consommation moderne (Corten : 2011) ; les ressources du pays desserviront toujours les plus nantis, et la grande majorité des haïtiens, des souffre-tout vivra toujours dans des conditions infra-humaines.Ainsi donc, l’instinct du Bien Etre se manifestera toujours dans les pneus enflammés, dans les “Lòk”, jets de pierres et sur la pointe des baïonnettes.
Pour lui l’Etat s’en fout totalement de la nation.Ainsi donc, dans la totale indifférence de l’Etat, le pain de l’instruction sera toujours tranché en parts inégales entre les fils de la nation; il y aura toujours un fossé infranchissable entre les 80% de la population vivant dans la misère et la survie perpétuelle et les 20% essayant de fonctionner dans un mode de comportement et de consommation moderne (Corten : 2011) ; les ressources du pays desserviront toujours les plus nantis, et la grande majorité des haïtiens, des souffre-tout vivra toujours dans des conditions infra-humaines.Ainsi donc, l’instinct du Bien Etre se manifestera toujours dans les pneus enflammés, dans les “Lòk”, jets de pierres et sur la pointe des baïonnettes.
B – Centralité de la Politique dans la société haïtienne
Une deuxième allégation non moins importante serait à la base de la crise que traverse aujourd’hui le pays, qu’il traversait hier et que peut être il traversera demain : celle de la centralité de la politique dans la société haïtienne.Le professeur A. Gilles a déjà soulevé le problème. Dans un article antérieur, il soulignait déjà le fait qu’il y a dans la société une quasi-absence de lieu de valorisation, de réalisation de soi en dehors du champ politique.Le problème est complexe et requiert donc analyse; car si autrefois, ou comme cela se fait aujourd’hui dans d’autres pays, on pouvait gagner honnêtement sa vie en exerçant sa profession, en Haïti aujourd’hui il devient de plus en plus difficile de trouver un emploi pouvant garantir un minimum de confort. Or parallèlement, d’aucuns s’enrichissent juste parce qu’ils ont été dans les sérails de la politique.
On connait des palais qui sortent de terre juste sur un quinquennat, et des villas qui sont construites par des hommes qui n’ont eu pour profession que le nom de fils de président.Cela va sans dire que cette tendance polarisatrice de la politique fonctionne comme appât, non seulement pour des gens qui autrement auraient gagné leur vie dans le champ professionnel, mais aussi pour ceux qui sont peu ou non qualifiés pour la gestion rationnelle des affaires de l’Etat. Qu’on ne s’étonne donc que la meute des armateurs et ignares, aspirant aux charges politiques tendent à grossir continuellement, et que les occupants de l’appareil étatique soient de moins en moins qualifiés.
C – En guise de conclusion
La crise que connait actuellement le pays n’est guère différente de ce qu’elle a toujours connu, son existence durant. Les porte-voix se changent, les mêmes revendications demeurent pourtant à la base de toutes les convulsions qui ont saccagé notre corps sociétal. Notre incapacité à résoudre cette crise demeure peut être dans notre incompréhension des causes qui assurent sa maintenance dans notre vie de peuple. La ci-devient analyse la situe dans une disjonction de l’Etat et de la Nation, et dans la centralité de la politique dans notre société…
Tous les dérives occasionnant le déferlement de la population sur le macadam aujourd’hui ne sont en fait que les reflets de ces mécanismes sus-mentionnés.Cet article se veut un garde-fou, pour nous empêcher de répéter les mêmes “fo mouvman” que d’autrefois. Car on peut toujours renvoyer à notre guise des gouvernements, ou mieux changer de régime, mais tant que ces problèmes ne seront pas résolus, la plaie restera toujours ouverte, et le risque de sombrer de nouveau dans la crise, évident. Dans un ouvrage téméraire où il tente d’analyser les fonctions que pourrait avoir un conflit, Lewis Coser affirme que le conflit peut être un facteur d’innovation contribuant à empêcher le système d’étouffer dans la routine mortelle et l’accoutumance et permet aussi l’esprit de créativité (Coser : 1982).
Notre espérance s’ajuste autour de l’idée que cette recrudescence dans la crise puisse nous permettre de créer un autre modèle de société. Une société où l’Etat ne sera plus le prédateur de la nation ; où les décisions politiques prendront en considération les besoins et intérêts du peuple ; ou enfin la politique ne sera plus le seul subterfuge des gens désirant réaliser leur être.
Port au Prince, novembre 2019…
Carl Henry BURIN…
Etudiant à l’Université d’Etat d’Haïti…
Références :• Casimir, Jean, Haïti et ses élites, l’interminable dialogue de sourds, Editions de l’UEH, 2009• Corten, André, L’Etat faible : Haïti et République Dominicaine, Mémoire d’Encrier, 2011• Cozer, Lewis, Les fonctions du conflit social, PUF, 1982• Gilles, Alain, Pourquoi tant de partis politiques ? Et à quoi sont ils utiles ?, Haïti Perspectives, 2015• Péan, Lesly, Haïti. Economie politique de la corruption. Etat Marron (1870 – 1915), Maisonneuve, 2005• Trouillot, Michel-Rolph, Les racines historiques de l’Etat Duvaliérien, C3 Edition, 2016