Chambarder le système: Que voulons-nous dire?

Chambarder le système: Que voulons-nous dire? post thumbnail image

1 novembre 2019

par Gaspart AUGUSTIN

Vendredi 1er novembre 2019 – Dans tout le pays, capitale et villes de province (zones rurales comprises grâce aux technologies des medias sociaux), le chambardement du « système » se trouve être le refrain de la chanson entonnée (à haute voix ou à voix basse) par presque toutes les couches sociales et constitue le nœud des principales revendications de la population, particulièrement de la jeunesse en proie à la pauvreté et au désespoir.

Même le Président Jovenel Moise, accusé de corruption par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) dans le rapport sur le PetroCaribe, et dont l’administration n’a pas su répondre à la moindre des revendications de la masse pauvre, accuse le système ― après plus de quatorze mois d’intenses manifestations populaires  entrainant des semaines entières de paralysie du pays (« pays lock ») ― d’être en quelque sorte responsable de son échec.

En effet, à titre de rappel, depuis les évènements des 6,7 et 8 juillet 2018, le pays est le théâtre de nombreux mouvements de protestation où la population, de plus en plus appauvrie, exprime son ras-le-bol et, supportée dans ses revendications par la quasi-totalité des forces vives de la nation (églises, organisations paysannes/organisations de la société civile, artistes, universitaires, organisations syndicales, professionnels, partis politiques, etc.), réclame la démission du Président Jovenel Moise.

Les indicateurs macro-économiques [déficit budgétaire: plus de 20 milliards HTG ; taux de chômage : autour de 70% ; taux de croissance économique : 0,1%; taux d’inflation: près de 20%; taux de change: 1 USD=93HTG…][1] auxquels s’ajoutent les 2,6 millions de personnes en milieu rural seulement dans l’insécurité alimentaire aiguë[2] et une gouvernance déficiente marquée par des services publics médiocres ou inexistants (il suffit de regarder le niveau d’insalubrité des villes ou de passer à l’hôpital général pour s’en faire une idée), des violations de droits humains, une instabilité gouvernementale cuisante (4 premiers ministres en moins de 3 ans, environ 8 mois sans gouvernement légitime), des représailles sur manifestants ou des massacres sur des populations pauvres (la Saline, Carrefour Feuilles, Tokyo) et de vastes scandales de corruption à répétition impliquant de hauts responsables de l’administration et des proches du Président dont la Première dame (dossier Dermalog) ou le président lui-même (acquisition d’équipements sans appels d’offres, usurpation de titre d’ingénieur, détournements ou gaspillages de fonds publics dans une caravane au résultat nul, etc.) fournissent une compréhension claire de l’état lamentable de la situation socio-économique du pays et/ou des conditions exécrables dans lesquelles vit la population.

Toutes les promesses faites par le Président de la République (depuis sa campagne électorale à date) ne sont que des supercheries. Aucun signe d’espoir n’est lancé à l’endroit de la jeunesse par son administration, au point que 2018 a été l’année où les jeunes émigrent en masse ― sous le regard insouciant des autorités― vers le Chili, le Brésil, le Suriname, la République voisine (pour ne citer que ceux-là) à la recherche d’un mieux-être qui, très souvent n’est qu’un leurre. Et, je m’en voudrais de ne pas souligner que cet exil économique se solde, pour de très nombreux jeunes, par un retour forcé au bercail (où des fois suicide s’en suit), une nouvelle forme de précarité en terre étrangère, etc.  

Tous ces éléments, et bien d’autres encore, fondent les revendications populaires et alimentent la détermination des jeunes pour en finir avec le système, qualifié par plus d’un de «  système peze souse », système sectaire corrompu ou de « système vampire, broyeur d’avenir »[3]. La nature de ces revendications et le comportement pendant plus d’un an du pouvoir exécutif ― supporté par le pouvoir législatif, aussi décrié que lui― montrent que les intérêts des deux acteurs antagonistes (le pouvoir en place et la population) ne vont pas tout à fait dans le même sens, alors que le système est mis en cause tant par l’un (la population depuis toujours) que par l’autre.

Alors, disent-ils la même chose en parlant du système? Evidemment non. Car, si l’un est oppresseur et l’autre opprimé, ils ne peuvent en aucun cas mener la même lutte concernant le système. La question fondamentale est plutôt la suivante : Quel sens attribué au  « mot » système par les uns et les autres engagés dans la bataille populaire, notamment les jeunes ? Et c’est cette question qui me pousse à produire  cet article en vue d’attirer l’attention sur cet aspect crucial, car en parlant à des amis et collègues, je me suis rendu compte que les compréhensions varient d’une couche à l’autre  ou d’une personne à l’autre au sein d’un même groupe.

Or, comme le signale le Dr. Guy TURCHANY, « les plus grands malheurs de l’humanité naissent de malentendus […] et les pires malentendus, à leur tour, naissent de confusions faites sur les mots » ou les concepts. Cela dit, nous devons chercher, dès ces premiers instants, au-delà de la simple répétition du « mot », à bien comprendre ce qu’est véritablement le système et cerner ses différentes manifestations afin qu’à terme nous évitions de rater la vraie cible, d’hypothéquer même la victoire en la changeant de main, et de nous retrouver avec le même produit dans un autre emballage (un système renouvelé). 

 Par ces propos, je voulais rappeler avec humilité à certains et faire connaitre à d’autres que le système n’est pas un simple mot et que son organisation est l’un des éléments clés devant permettre de le comprendre. C’est un concept polysémique qui charrie toute une théorie ― dite la théorie des systèmes (ou théorie systémique) ― et qui, vu son caractère dynamique, multidimensionnel et pluridisciplinaire, s’applique à de multiples branches du savoir.

Il est l’objet d’une multiplicité de définitions, et ces dernières varient d’un auteur à l’autre et aussi en fonction du champ d’études. Cependant, pour des raisons pratiques, nous choisissons les trois définitions suivantes qui correspondent à notre préoccupation. Selon ces définitions, un système est : (i) une association structurée d’éléments (institutions, personnes, etc.) ayant une relation entre eux de façon à former une entité ou un tout remplissant une ou plusieurs fonctions ; (ii)  un modèle que l’homme se fait de la réalité (Patrick JUIGNET) ou; (iii) un ensemble de pratiques organisées en fonction d’un but (Google).

Le croisement de ces définitions, en plus de faire ressortir l’existence de principes et de règles qui régissent le fonctionnement d’un système, indique la présence d’acteurs (internes et externes à bien identifier), et permet de dégager l’idée que la compréhension d’un système exige, entre autres, une étude approfondie du comportement interactionnel des éléments qui le composent, une analyse fine des liaisons qu’ils établissent avec les acteurs du milieu extérieur (environnement externe) et une compréhension claire des lois inhérentes  à sa complexité (le système est toujours complexe).

Il ne fait pas de doute, on doit le reconnaitre et l’assumer, que la lutte engagée contre le système s’apparente clairement à une lutte de classes (dans le sens de Karl Marx) ; puisque, selon Olivier MONTULET, le système est construit sur l’idéologie dominante et nourri par l’idéologie dominante qui, à en croire Emile Durkheim, n’est jamais autre que l’idéologie des dominants. Or, dans le pays, il faut reconnaitre sans ambages que les dominants ne sont que la «classe économique » qui ne jure que par une accumulation effrénée de capital financier.

Laquelle classe économique, avec le concours d’autres acteurs ou secteurs, définit la « cadence politique ». Car, c’est elle qui, par toutes sortes de transactions, assure directement ou indirectement l’élection des dirigeants politiques en contrepartie d’une allégeance aveuglante et, au préjudice du grand nombre. Et, une fois au pouvoir, les dirigeants ― généralement issus de la matrice populaire qu’ils négligent en se croyant ou en voulant désormais appartenir à une nouvelle classe ―  ne font que se servir et servir les intérêts de leurs « patrons financiers », gourous du système, au détriment des règles d’éthique. Leur mode opératoire consiste à vassaliser les institutions publiques, affaiblir l’Etat et promouvoir la corruption sous toutes ses formes.

Le Président Jovenel Moise, atteint du syndrome d’hubris, n’échappe pas à ce courant. Après 22 mois de campagne riche et son comportement au pouvoir, le pacte avec la classe possédante est plus qu’une évidence, et les résultats sont ceux qu’ils sont. Voilà pourquoi  tout discours du pouvoir sur le système n’est qu’une vaste opération de diversion remplie de contradictions pour essayer de recoller les morceaux et continuer le jeu macabre. L’aide « humanitaire » sollicitée des Etats unis d’Amérique (une forme d’opération militaire) en dit long sur sa détermination à maintenir le statu quo. Mais hélas ! Nul ne peut freiner cette marche vers le changement total et radical, le basculement de l’ordre établi. D’ailleurs, la tendance se veut mondiale.

Quoique l’on fasse, le chambardement du système est inévitable. Mais, pour y parvenir et assurer la viabilité des résultats à long terme, ce n’est pas seulement renverser le pouvoir en place ;  il conviendra surtout, comme l’a si bien pensé MONTULET, de s’attaquer à l’idéologie fondatrice du système. Encore faut-il, selon sa pensée, « faire vivre de nouvelles idées en semant des propositions hétérogènes qui germeront puis s’essaimeront, se dissémineront, se diffuseront en percolant la société.

Alors, ces idées métamorphosées par le débat pourront atteindre un taux de pénétration des esprits à un point critique tel qu’émergeront spontanément de nouvelles utopies d’où s’écoulera naturellement une nouvelle idéologie dominante qui aboutira à un nouveau système ». Un nouveau système qui reposera sur la justice et l’inclusion sociales, l’équité, le progrès socio-économique, la promotion de l’innovation, les valeurs qui sont les nôtres, etc. et qui offrira les mêmes opportunités aux fils et aux fils du pays, indépendamment de leurs origines sociales, et où la loi sera une pour toutes et pour tous.  

L’établissement de ce système requiert, entre autres, la mise en place de tout un appareillage pouvant servir de base à la refonte des institutions qui, par leur qualité et leur force, constitueront les principales assises du système. Pour ce, la transition imminente et obligatoire qui s’annonce devrait avoir pour mandat également, sous le regard vigilant de la population, de poser certains jalons tels que (à titre d’exemples) : la nouvelle constitution, la mise en place du conseil électoral permanent (CEP) dont les membres pourront être condamnés à perpétuité en cas de corruptions (fraudes) électorales avérées, et une réforme de la justice ( la première des priorités) en vue d’attribuer, entre autres, un statut particulier aux magistrats (assis et debout) pour leur garantir une vie décente et leur faire obligation de distribuer la justice à qui elle est due, au risque, dans le cas contraire, de connaitre ― à travers un régime punition-sanction sévère ― le même sort que les membres du CEP. 

Je conclus pour dire que chambarder le système c’est casser toutes les pratiques malsaines, les principes cyniques qui le gouvernement et les alliances malsaines entre le politique et l’économique, en mettant hors-jeu les acteurs voulant nous garder dans la crasse. Et, là encore nous devons faire montre d’une capacité d’organisation pour affronter les défis par nous-mêmes et au bénéfice de tout le monde. La lutte que nous menons aujourd’hui et qui, par sa justesse, commence heureusement à interpeller  l’opinion internationale, doit être la dernière de cette nature. Nous devons jurer de ne plus jamais nous retrouver à lutter pour demander à manger aux dirigeants. D’autres préoccupations et priorités, au-delà du manger et du boire, devront être désormais l’objet de nos combats.

Vive une nouvelle Haïti prospère et souveraine. Une Haïti, socialement et économiquement équilibrée, où les riches pourront devenir plus riches mais également des pauvres, par la force du travail, et dans la dignité, pourront eux-aussi accéder à la richesse!

Que la mobilisation continue et s’intensifie !

Gaspart AUGUSTIN
Analyste politique & Citoyen engagé
Carrefour feuilles, 31 octobre 2019
Courriel : pardelin11@gmail.com


[1] Sources combinées : https://www.lenouvelliste.com/article/208515/le-deuxieme-goudougoudou-de-la-decennie ; https://lenouvelliste.com/article/181321/leconomie-haitienne-est-coincee-avec-des-travailleurs-essentiellement-pauvres ; pages consultées le 31 octobre 2019.

[2] https://lenouvelliste.com/article/200676/258-millions-de-personnes-evoluant-en-milieu-rural-vivent-en-insecurite-alimentaire-aigue , page consultée le 31 octobre 2019.

[3] Cf. Esther Guerlie Jean Baptiste. 13 Octobre 2019. Pourquoi les jeunes doivent continuer à se mobiliser pour renverser le système ?https://rezonodwes.com/2019/10/24/pourquoi-les-jeunes-doivent-continuer-a-se-mobiliser-pour-renverser-le-systeme/, page consultée le 27 octobre 2019.