By Rezo Nodwes -6 août 2019
Rezo Nòdwès vous invite à lire « Exilé malgré moi« , un texte de Margaret Papillon. Margaret Papillon a écrit son premier roman à l’age de treize ans. Cette auteure à succès est maintenant classée parmi les écrivains haïtiens les plus prolifiques
À Patrick P-L
« Je suis un jour parti pour le Chili parce qu’un ami m’avait certifié que là–bas les filles étaient les plus belles du monde et avaient “un sens du partage” hors du commun ! »
J’étais jeune, à peine vingt-trois ans, et j’avais la vie devant moi. Je décidai de m’octroyer une année sabbatique pour prendre de l’air. Je ramassai toutes mes économies et écrivis à Francis, mon ami étudiant à Santiago, pour lui annoncer mon arrivée.
Ah, l’aventure ! C’était plus que grisant. « À moi les belles femmes ! » avais-je dit, heureux, en bombant le torse.
Quand je fis part de mon brusque départ à ma famille, celle-ci tomba des nues.
– Tu es cinglé ! Ragea mon père qui s’étonna de ma soudaine désinvolture. Abandonner des études de médecine lorsqu’on est si près du but, n’a absolument aucun sens. Être à seulement une année du diplôme et vouloir tout foutre en l’air, ça tient de la démence !
Ma mère, les larmes aux yeux, me supplia de renoncer à cette idée folle.
– Mais, maman, c’est juste une année sabbatique. Et, ça n’a jamais tué personne, m’étais-je écrié.
Mais, ce que je n’avais avoué à quiconque, par pur orgueil de mâle, c’est que mon irrépressible envie de prendre le large avait un nom : Carmen !
Une déception sentimentale !
En effet, Carmen m’avait quittée pour un autre. Tous mes ressorts avaient été donc cassés. Cela faisait des mois que je faisais semblant de vivre « stoïquement » mon grand chagrin. Maintenant, je n’en pouvais plus de l’angoisse qui m’étreignait le cœur toutes les fois que je devais mettre le nez dehors. En vérité, j’avais peur de rencontrer Carmen au bras de son nouveau chevalier servant ! Peur de ne pas être capable de me maîtriser, j’avais une telle envie de casser la gueule de ce vaurien de Ben, ce faux frère qui n’avait pas hésité à briser une amitié vieille de plus de dix ans pour me voler ma fiancée. Trop c’est trop !
D’ailleurs, depuis que Carmen m’avait abandonné je n’avais plus goût à rien et je m’étais dit que ce voyage était l’occasion de lui faire comprendre que le monde, Dieu merci, regorgeait de femmes et que j’étais prêt à partir à la conquête de celles-ci. Je n’allais tout de même pas passer le restant de mes jours à la regretter : « Une de perdue dix de retrouvées ! » disait le dicton, eh bien, moi, j’étais bien décidé à l’appliquer et, pour ce, j’allais m’offrir les plus belles. Et ça, je voulais qu’elle le sache.
J’étais euphorique !
♦ ♦ ♦
Puis, tout ce qui m’arriva par la suite tient du rêve ou plutôt du cauchemar. Mon année sabbatique, à mon grand dam, se multiplia par trois, quatre et même… cinq.
Oui, c’était vrai que je ne désirais m’éloigner qu’une douzaine de mois, pas plus. Mais, allez donc savoir pourquoi, la vie vous offre souvent, exactement le contraire de tout ce que vous attendez d’elle.
Je m’étais plu tout de suite dans ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Amérique latine », mais pas au point de vouloir m’y attarder outre mesure.
À mon avis, il n’y avait rien de plus fascinant que d’explorer les ruines d’anciennes cités aztèques au Mexique ou encore celles des Incas au Pérou ; de s’extasier devant l’extraordinaire beauté des pampas de l’Argentine et de la cordillère des Andes… je fus heureux de visiter tout ça après mon année passée au Chili. Mais, par-dessus tout, je désirais revenir dans mon pays afin de terminer mes études et entrer de plein fouet dans la vie professionnelle. Ma médecine me manquait tant !
Mais surprise ! Au moment où je m’apprêtais à faire ce « come-back », je me retrouvai dans l’impossibilité de regagner mes pénates !
Oui, c’est bien cela, je ne POUVAIS PLUS RENTRER CHEZ MOI !
Pourquoi ? Eh bien, tout bonnement, parce que je n’avais plus de passeport. Aussi simple que ça. En cette fin des années 60 en pleine dictature de François Duvalier se faire voler son passeport était véritable un crime de lèse-majesté ou plutôt de lèse patrie. Dans sa phobie des Kamokins (des rebelles) et des communistes, le dictateur au pouvoir, rendu totalement paranoïaque, voyait un envahisseur en la personne de chaque citoyen ayant foulé un sol étranger.
Je m’étais fait piquer mon passeport par une « belle » peu scrupuleuse qui en avait profité pour emporter avec elle la modique somme d’argent qui me restait pour assurer mon retour. C’est ainsi que je me retrouvai, un beau matin, dans un hôtel borgne avec seulement la peau des fesses à deux jours de mon retour au pays natal.
Ce n’était vraiment pas de chance !
Les premières minutes de stupéfaction et de colère passées, je haussai les épaules en me pro- mettant de me rendre dès le lendemain à l’ambassade d’Haïti en vue de me procurer un autre document du genre. Mon retour serait reporté, tout au plus, de quatre ou cinq jours.
Comme je me trompais !
Dès le moment où je franchis le seuil de la légation haïtienne, je fus submergé par une multitude d’appréhensions. Évidemment, avec mon optimisme naturel je m’empressai de les chasser.
Le regard suspicieux que me jetèrent les employés présents lors de l’exposé de ma requête n’était pas pour calmer mes inquiétudes. Toutefois, je ne voulus pas tout de suite lâcher la bride de mon imagination que je savais débordante.
– Pour votre cas, il faudra attendre monsieur l’ambassadeur, me dit la secrétaire de la représentation sans fournir plus d’explications.
J’attendis donc, en me demandant ce que c’était que ce « votre cas ». Une affaire, à mon avis, toute simple ne méritait pas une appellation aussi pompeuse.
Mon attente dura plus de trois heures, érodant ainsi ma patience malgré toute ma bonne volonté.
Au moment où j’allais sortir de mes gonds, arriva un type guindé comme tout, précieux jusqu’au bout des ongles. Il avait tout l’air d’avoir passé des heures à sa toilette et de lui se dégageait une très forte odeur d’eau de Cologne « Jean Naté ». Une fragrance que je détestais, car elle me rappelait trop ma grand-tante, Hélène, sœur de mon grand-père ; une vieille fille très désagréable que mon père avait eu la malencontreuse idée de me donner pour marraine. En lieu et place de bonbons et de chocolats je n’avais obtenu d’elle que des fessées plus que mémorables.
Dans une diction soignée à outrance, jusqu’au ridicule, monsieur l’ambassadeur m’expliqua qu’il lui était tout à fait impossible de me délivrer un nouveau passeport parce qu’il « ignorait », tenez-vous bien, la raison pour laquelle j’avais « perdu » l’ancien…
Et s’en suivit la conversation la plus absurde et la plus inénarrable qu’il m’a été donné de vivre.
– Mais, m’écriais-je, je viens de vous le dire… je me suis fait voler mon passeport et…
– Ah ça !, c’est vous qui le dites…
– Je ne comprends pas ? Qui aurait pu savoir mieux que moi ce qui est advenu d’un document qui fut mien ?
J’étais abasourdi !
– Ah ça, moi, c’est que je n’ai aucune preuve, poursuivit le diplomate ne craignant nullement le ridicule.
– Moi, je les ai les preuves, monsieur l’ambassadeur. Je vous répète que j’étais dans une chambre d’hôtel avec une jolie fille et le lendemain elle avait disparu emportant avec elle mon passeport et mes dernières économies.
– Oui, je comprends bien. Mais, cette fille de quel genre de parti est-elle ?
– Quel genre de parti ? Quel genre de parti ? Répétai-je de plus en plus ahuri ne comprenant pas très bien là où il voulait en venir.
Puis, je lâchai bêtement : « d’une partie de jambes en l’air ! »
– Ah ça, non, pour ça j’ai compris. J’aimerais savoir de quel genre de parti politique elle fait… disons… partie…, voilà !
Alors là, j’étais anéanti ! Et mon ton devint sarcastique.
– Écoutez, monsieur l’ambassadeur, avant d’aller au lit avec une fille je ne lui demande jamais si elle est inscrite sur une liste de partis politiques. Dans ce genre de situations je ne veux savoir qu’une chose : Primo : quelle magnifique partie de jambes en l’air nous allons faire. Secundo : est-ce qu’il y a toute une partie d’elle et de moi qui n’aspire qu’à ça et tertio : qu’elle partie d’elle j’aime le plus. En dehors de cela, qu’elle fasse partie d’un parti ou qu’elle ait pris parti de ne faire partie d’aucun parti, cela ne me concerne pas, hurlai-je tout à fait exaspéré.
L’ambassadeur essaya de calmer le jeu.
– Bon, bon, bon, bon, ce n’est pas la peine de s’énerver. Tout ce que je tente de vous faire comprendre c’est que c’est très difficile, dans ces conditions, de délivrer un nouveau passeport à votre nom. Vous savez que l’autorisation doit venir directement de son excellence le Président à vie de la République et je vous assure qu’il n’acceptera pas du tout vos arguments… qui ressemblent fort à des prétextes.
– Mais ce ne sont pas des prétextes, c’est la vérité. Je me suis fait voler mon passeport, quoi de plus courant que ça ?
– Ah ça, c’est là où le bât blesse ! Pour son Excellence, tous les kamokins racontent la même fable pour revenir au pays et tenter, par tous les moyens, de le renverser. C’est pratiquement une obsession chez lui.
– Mais, à quoi ça sert alors d’avoir une légation haïtienne en terre étrangère si son responsable est incapable de venir en aide à un citoyen en difficulté ? Un chargé d’affaires inapte à permettre à un honnête ressortissant de rentrer chez lui alors que celui-ci le désire ardemment ? L’argent des contribuables se retrouve ainsi jeté par les fenêtres…
– Ah ça, nous sommes là … disons… pour le menu fretin, les routines, quoi ! Mais, un cas comme le vôtre…ça… se règle en haute instance…
– Une simple affaire de vol et vous appelez ça un CAS ? L’interrompis-je, de plus en plus énervé.
– Une simple affaire, une simple affaire, c’est vite dit… ça dépend sous quel angle on la regarde… cette affaire…
– Pardonnez-moi, Monsieur l’Ambassadeur, j’ai pris une année sabbatique pour respirer un peu. J’ai abandonné pour ce faire, à un an du diplôme, de brillantes études de Médecine faisant ainsi rager mon père et pleurer ma mère. Et à deux jours de mon retour au bercail, vous me racontez que cela est infaisable ?
– Ah ça, il ne faut tout de même pas exagérer. C’est impossible pour l’humble serviteur que je suis et ceci en ce qui à trait au côté… disons immédiat de l’affaire… Mais, en ce qui concerne le Père de la Révolution, ce n’est qu’un petit… détail…
– Permettez-moi d’en douter…
– Voyez-vous, reprit l’ambassadeur sans se lais-ser désarçonner par mon ironie mordante, je vais de ce pas soumettre… à son Excellence… votre… CAS, excusez-moi d’employer ce terme, mais c’est le cas de le dire, et aucun autre mot ne saurait lui convenir autant. Toutefois, il ne faudra pas se faire d’illusions, et compter au moins un à deux mois d’attente avant d’obtenir un premier élément de réponse… vous savez… il est débordé…
– À qui le dites-vous ! S’il doit faire le travail de tous les diplomates à leur place, alors là, il en a du boulot ! Sans compter celui des ministres, des direc- teurs généraux, du général en chef de l’armée, des maires, des juges ou même des simples magistrats communaux et… je ne sais plus qui… des maris, des amants… vous parlez, que je vais devoir attendre…
– Ah ça il ne faut tout de même pas exagérer ! protesta-t-il, mais sans grande véhémence, il est vrai.
– En tout cas, Monsieur l’Ambassadeur, une chose est sûre, la Faculté de médecine, elle, ne m’attendra pas ! Les cours vont reprendre dans une huitaine de jours et moi je serai bloqué ici ! Et, je risque, à cause de votre intransigeance, de galvauder encore une année pour rien !
– Ah ça, ce ne sera vraiment pas de ma faute. Moi, je le dis à qui veut l’entendre : ne perdez votre passeport sous aucun prétexte, car en acquérir un nouveau, par les temps qui courent, est plus difficile que d’obtenir un visa pour le paradis.
– Là, Monsieur l’Ambassadeur, vous vous foutez de ma gueule protestai-je énergiquement, au bord de la rage, vous recommandez de ne perdre un passeport SOUS AUCUN PRÉTEXTE, comme si on pouvait faire exprès de se faire VOLER un document aussi précieux.
– Ah ça, c’est, encore une fois, une opinion qui vous est tout à fait personnelle… en tout cas il y en a qui font justement EXPRÈS de le perdre.
– Mais, Monsieur… (je n’osais plus ajouter « l’ambassadeur », car ce type ne remplissait nullement cette mission) il y a tout de même un ultime recours pour résoudre le problème d’un sujet honnête, rectiligne, vociférai-je, maintenant tout à fait hors de moi.
– Ah ça, c’est là où le bât blesse ! Pour son Excellence, les citoyens au-dessus de tout soupçon sont une espèce en voie de disparition. Rien que des filous, clame-t-il à n’en plus finir. Et… je crois… qu’il n’a pas entièrement tort… Laissez-moi vos coordonnées, je vais faire une dépêche à Port-au-Prince…
– Une dépêche ? l’interrompis-je ironique, c’est bien le cas de le dire. Votre Excellence, j’espère, se « dépêchera » de donner suite à mon « cas ».
– Ne vous inquiétez pas, un délai de huit semaines est plus que raisonnable. Mon confrère de l’Argentine se plaint d’attendre la moindre réponse pendant au moins six mois ! ajouta-t-il, fièrement.
– Bravo ! ironisai-je de nouveau, le Chili peut-être fier d’avoir des sursis aussi courts. À ce rythme, il vaudrait mieux s’abstenir de vouloir visiter, pour la dernière fois, une vieille mère agonisante ou encore programmer de se rendre à des funérailles…
– Ah ça, je ne vous le fais pas dire, rétorqua monsieur le chargé de mission qui n’avait certainement pas relevé mon sarcasme.
Je poussai soudain un long soupir d’épuisement. Un vrai « cas » ce diplomate !
– En attendant ces deux mois, quel sera mon statut dans ce pays ? Demandai-je, la gorge nouée, totalement abattu.
– Aucun ! Lâcha-t-il, sans état d’âme.
– Je ne peux tout de même pas circuler dans la ville sans aucune pièce d’identité, protestai-je, le désespoir plein la voix.
– Ah ça, je n’y peux rien !
Monsieur le plénipotentiaire commençait à me taper sérieusement sur les nerfs avec ses « Ah ça ».
À bout d’arguments, il finit par me signer un papier attestant que j’avais déclaré à l’ambassade d’Haïti avoir perdu mon passeport, sans plus. Puis, il me recommanda vivement de faire une déposition à la police de Santiago.
– Avec ces deux papiers, vous pourrez dormir tranquille pendant quelques jours, ajouta-t-il, le sourire aux lèvres comme s’il avait conscience d’avoir tout mis en œuvre pour satisfaire à mes exigences.
Je repartis la tête basse, la mine abattue ; mon désespoir à son top.
♦ ♦ ♦
Les deux mois qui suivirent furent les plus interminables de toute mon existence. Évidemment, je dus appeler mon père en Haïti pour lui conter ma mésaventure afin d’obtenir de lui « quelques grains pour subsister jusqu’à la saison nouvelle » comme dirait la cigale de Jean de la Fontaine.
Au prime abord, il ne crut pas à mon histoire de vol de documents et comme le dictateur au pouvoir, il émit des doutes sur la véracité de mes propos concernant l’ambassade. Il pensa même que je voulais ainsi lui soutirer de l’argent aux fins de con- tinuer à mener la belle vie avec des filles de rien. Il fallut l’intervention de ma mère (quel bonheur la tendresse maternelle) pour qu’il puisse accepter de m’envoyer de quoi tenir jusqu’à mon prochain rendez-vous. C’était très dur de passer pour un menteur d’un côté comme de l’autre. Faire figure de bambocheur invétéré aux yeux de ma propre famille m’était déjà assez douloureux.
♦ ♦ ♦
Ma déception fut grande quand, deux mois plus tard, je revis « monsieur l’ambassadeur ». Il m’ap- prit, en effet, avec un air de me dire « Je vous avais averti que ce ne serait pas facile » que le Père de la Révolution avait rejeté ma demande. Mon « cas » était donc perdu !
À ces mots, un immense désespoir s’empara soudain de moi. Une question m’obsédait : comment allais-je bien pouvoir rentrer au bercail ?
Je posai celle-ci à l’ambassadeur qui loin d’être désolé me rétorqua avec une désinvolture renver-sante :
– Ah ça, mon vieux, je l’ignore. Le président a tranché et moi, je ne peux plus grand-chose.
– Et vous trouvez cela normal, vous, qu’un citoyen ait besoin d’une autorisation spéciale pour regagner ses pénates ?
– Ah ça, ce n’est pas mon job de répondre à ce genre de question. Je suis un homme de devoir un fonctionnaire soucieux et respectueux de la hiérarchie. On ne m’a pas attribué ce poste pour penser, mais bien pour exécuter les ordres.
Bon, maintenant c’était plus que je pouvais en supporter. Je décidai de prendre congé tout de suite de cet énergumène sinon j’allais finir par lui casser la gueule. Je ne voulais surtout pas recommencer à subir ces « Ah ça ! » sans quoi je ne répondais plus de moi.
Dehors, un vent froid soufflait et vint me mordre cruellement les joues. Cette morsure me fit d’autant plus mal que je savais que ce n’était que le début d’un long calvaire.
La catastrophe m’apparut soudain dans toute son horreur. Je n’avais plus rien ! Plus d’argent, plus d’espoir, plus aucun papier me permettant de m’identifier ; ma propre chancellerie me les ayant refusés.
Qu’allais-je devenir maintenant dans ce pays qui n’était pas le mien ?
Avec Guy, un cousin de mon ami Francis, j’essayai de trouver une solution à mon épineux problème. Il me fallait faire vite, car Guy était boursier du gouvernement haïtien et ses études ter- minées, il n’avait d’autre choix que celui de remettre son appartement et de repartir vers Haïti. L’aide qu’il recevait avait déjà été coupée depuis un mois et il « expédiait » les affaires courantes avec le peu qu’il avait en poche. Bon Dieu, j’allais pour de bon me retrouver seul, Francis, de son côté, ayant quitté le Chili voilà bien plus de deux semaines.
– Bon faisons encore une fois le tour de la question me dit à nouveau Guy, pour la vingtième fois. Tu ne peux pas rentrer en Haïti, ça c’est compris. Tu ne peux pas demander l’asile politique étant donné que tu n’as pas de passeport donc pas de pièces pouvant t’identifier. Tes parents ne pourront pas te faire avoir un nouveau passeport puisque tout doit passer par le « Chef suprême de la nation » et la machine infernale qu’il a montée de toutes pièces pour empêcher tout renversement de son gouvernement. Tu ne peux pas épouser une fille d’ici parce qu’encore une fois tu n’as pas de papiers. Et, tu ne pourras en obtenir de faux pour la simple et bonne raison que l’autre machine infernale qui sévit aussi ici ne te le permettra pas. Les espions du pouvoir chilien sont partout et sont d’une extrême vigilance. Impossible aussi de se procurer un permis de travail, car…
– Écoute Guy, m’écriais-je, excédé et au comble de l’angoisse, ne me répète surtout pas tout ce qui est inenvisageable. Il faudrait plutôt privilégier le contraire.
Guy me regarda un instant d’un air désolé.
– C’est bien ce que je crains, mon vieux, qu’il n’y ait plus de « choses » possibles en ce qui te concerne. Moi, je vais devoir rentrer et cela me donne des sueurs froides de te laisser dans ce pétrin. Mais, je ne peux faire autrement. Ma subvention a été coupée depuis trois semaines déjà et je n’ai plus un sou. Heureusement que mon billet de retour a été payé à l’avance par la Faculté des Sciences sans quoi j’aurais été bloqué ici moi aussi. Dommage que Francis ne soit plus là. Lui, au moins, après un séjour à Santiago long de trois ans, avait plein de contacts dans ce pays tandis que moi, une année de spécialisation en génie ne m’a pas permis de me frotter au gratin de Santiago. Je t’avoue, honnêtement, que je n’en sais pas plus que toi sur beaucoup de choses.
– Bon, mon ami, merci de te soucier un peu de moi, mais tu peux partir le cœur en paix. Je trou- verai bien une manière de m’en sortir, ne t’en fais pas !
Je crânais ! Car, de solutions je n’en avais point.
Et le cratère de mon désespoir s’agrandit.
♦ ♦ ♦
Après le départ de Guy, je sombrai dans un profond découragement d’où il me fut difficile de me tirer. J’errais dans les rues de la ville comme une âme en peine. À court de ressources, je dus bientôt faire encore appel à la générosité paternelle pour me payer une chambre décente non loin de la cité universitaire ; une façon de me protéger d’éventuels soupçons d’officiers d’immigration trop zélés. J’avais bien cherché à y reprendre mes études, mais une fois de plus, mon histoire de passeport perdu et mon incapacité à retourner chez moi n’inspirait pas du tout confiance. Au contraire, j’avais maintenant la douloureuse impression que l’on me prenait pour un fou. À force de répéter les mêmes « idioties » (que ma propre ambassade me refusait le droit de regagner la terre natale) moi aussi j’arrivai à penser que je sombrais véritablement dans la folie. Ma douleur atteignit son paroxysme un jour où, avec les derniers sous que j’avais en poche, j’appelai mon père pour lui réclamer à nouveau de l’argent. Mon discours, répétitif à outrance, maintenant sonnait faux à un point tel que le paternel (sur un ton pas du tout paternel) finit par me demander si je consommais de l’alcool ou de la drogue. Je bafouillai une réponse que je voulais cohérente, mais qui sembla absurde à mon interlocuteur. Celui-ci me raccrocha au nez après m’avoir traité d’être un sacré menteur qui, de plus, tenait à faire de lui le dindon de la farce. Il avait ajouté qu’il avait quatre autres enfants à nourrir et à qui il devait payer des études universitaires il ne pouvait donc se permettre d’investir encore de l’argent, à fonds perdu, dans son aîné qui avait très certainement disjoncté. Il évoqua même le fait que j’entretenais, à l’évidence, une pute de luxe qui devait me coûter les yeux de la tête.
Ma mère avec ces maigres économies (elle n’avait jamais travaillé à l’extérieur de toute sa vie et dépendait financièrement de mon père) me soutint un temps en cachette. « Pour pouvoir tenir jusqu’à une solution ! » disait-elle, en versant toutes les larmes de son corps.
Mais, de solutions, je n’en trouvai point et mon orgueil et ma fierté m’interdisaient de faire de nouveau appel à mon géniteur. De toute façon maintenant, pour lui, je n’existais plus. J’étais celui qui avait abandonné de brillantes études de médecine à une année du diplôme pour devenir un raté. Le pire dans tout ça, c’est que la vie faisait tout afin de lui donner raison. Vu la situation, à sa place, j’aurais pensé de même. De plus, je me disais que j’étais assez « grand » pour montrer à tous que je pouvais me sortir tout seul du guêpier dans lequel je m’étais fourré.
Moi, qui, dans mon pays, on appelait déjà « Doc- teur » j’étais obligé de faire de petits boulots de rien du tout ; du genre : vendre les journaux dans les rues, nettoyer les pare-brises des voitures arrêtées sous les feux rouges, pour avoir de quoi me mettre quelque chose sous la dent. Dire que mes parents avaient au préalable tout préparé afin que j’aie ma propre clinique dès l’obtention de mon diplôme.
Mais, j’étais jeune et j’avais du courage pour dix, je ne me laisserais donc pas décourager.
Je passais régulièrement à l’ambassade voir, comme disait monsieur l’ambassadeur, s’il y avait une petite ouverture. Mais, Nada ! Et, le diplomate n’avait aucune pitié pour moi. Mes vêtements usés et déchirés, la pointe de mes chaussures qui bâillait, ma mine déconfite et mes yeux hagards n’avaient rencontré que son indifférence. Lui, il avait conscience de rendre un fier service à la patrie « en danger ». La peur du communisme faisait trembler Duvalier. « Et chaque jour qui passait, me répétait le plénipotentiaire sur un ton méfiant, avec votre barbe hirsute vous ressemblez un peu plus à Castro et à Che Guevara. Je pense qu’être rasé de près… vous serait bénéfique ! »
Ça, c’était le comble !
Un beau matin, je décidai de ne plus remettre les pieds à la légation. Maintenant, mon dégoût de tout me dictait de fuir le Chili réputé pour ses hivers rigoureux.
J’avais entendu dire que l’ambassadeur d’Haïti au Brésil était beaucoup plus souple et nettement plus compréhensif donc, différent de ce fameux crétin que je voyais inutilement depuis des mois. De plus, en prenant connaissance du patronyme du diplomate en poste à Rio, je compris qu’il était un ami d’enfance de mon père. Plein d’un espoir nouveau, je décidai, dès cet instant, de me préparer psychologiquement à passer la frontière de l’Argentine afin de me rendre au Brésil.
Cela me prit de très nombreuses semaines de petits boulots avant de réunir la somme nécessaire au voyage. Cette virée était un exercice de haute voltige, car si je me faisais attraper sans aucune pièce d’identité par la police aux postes frontaliers, je risquais une peine de réclusion longue de plusieurs années.
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Dans un camion à bestiaux, je passai la frontière argentine après avoir subi deux contrôles policiers qui me coupèrent littéralement le souffle. Caché derrière une bonne douzaine de truies puantes et gueulantes le rayon de la lampe de poche des gendarmes balaya la cage arrière du poids lourd, mais ne me repéra point. Deux immenses porcs m’avaient utilisé comme siège me sauvant ainsi de la geôle.
La traversée du territoire argentin nous prit de très longues semaines fort éprouvantes pour mes nerfs et mon mental. Mais, mes passeurs étaient expérimentés et n’étaient habités par aucune peur, heureusement. Quand ils m’annoncèrent la proximité du Brésil, je me signai. Un dernier contrôle et je foulerais le sol du géant sud-américain.
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Avec mon seul costume présentable, que ne m’avaient pas encore volé mes interminables mois d’errance, je me présentai à l’ambassade après un rapide brin de toilette dans une fontaine publique (la veille je m’étais débarbouillé dans les chiottes de la gare Centrale, car j’empestais la fange. Avec cette puanteur, j’aurais à peine franchi le seuil des bureaux de la légation que je me serais fait mettre à la porte sans aucune autre forme de procès.
Mon complet bleu était un peu froissé et sentait le moisi, mais qu’importe, un vent d’espoir semblait souffler balayant ainsi tout réflexe de coquetterie de ma part.
À peine avais-je posé le pied à la chancellerie, un magnifique local, tout beau tout propre pourtant, que mon optimisme subitement m’abandonna.
Une dizaine de paires d’yeux soupçonneux se braquèrent sur moi et eurent l’air de vouloir me dénuder. Ici, c’était pire qu’au Chili ! Dans l’atmosphère, la suspicion était palpable. J’avalai péniblement ma salive, soudain l’angoisse me noua la gorge. Je sentais l’échec venir à ma rencontre à une vitesse folle et je n’avais ni la force ni les moyens de le contrecarrer.
À l’énoncé de mon nom de famille, l’ambassadeur, qui était vraiment un ancien condisciple de mon père, me reçut tout de suite.
Après les amabilités d’usage, je lui expliquai mon problème. Il m’écouta avec une patience d’ange en hochant simplement la tête de temps à autre. Quand j’eus terminé mon récit. Le diplomate poussa un long soupir que l’on sentait empreint de scepticisme.
– Bon, voyez-vous, finit-il par lâché après d’interminables minutes de silence passées à rejeter les volutes de fumée bleutées aspirées de sa pipe à gaine de cuir, ce sera un peu difficile d’obtenir pour vous un passeport parce que, comme vous le savez, pour Papa Doc, tous les jeunes Haïtiens qui partent à l’aventure en Amérique Latine sont…, à son avis, disons… des communistes. Ils font tous l’objet d’une surveillance toute particulière. Vous portez la barbe à ce que je vois, eh bien, je me suis laissé dire que le Président de la République a demandé à sa milice spéciale, le corps des volontaires de la Sécurité nationale d’arrêter quiconque s’afficherait avec une barbe vieille de plus de deux jours. Moi, à votre place, je n’en porterais pas de peur d’être assimilé à la clique de Castro. Il y a tant de jeunes hommes forts et vigoureux qui sont passés de vie à trépas à cause d’un détail aussi banal que celui-là. Rasez-vous de près, cher ami et apportez-moi deux photos et je vais voir dans quelle mesure je pourrais, à défaut d’un véritable passeport, vous procurez une feuille de route qui, il faut le préciser, ne vous offrira qu’une destination : Haïti !
– Je vous assure, monsieur le chancelier, que je n’ai qu’une envie : rentrer au bercail.
– Alors, ça va ! Au nom de l’amitié qui me lie à votre père, je vais tenter l’impossible afin de vous permettre de retourner chez vous.
Ce qui fut dit fut fait !
Puis, une nouvelle attente recommença à me crisper les nerfs. Je vivais à nouveau dans la rue, mais au moins à Rio le climat était tropical très loin du froid qui régnait à Santiago. Mon grand problème maintenant était mon ignorance totale du portugais…
♦ ♦ ♦
– J’ai tout tenté, mais rien n’a marché !
C’est avec ces mots que m’accueillit le plénipotentiaire quatre semaines plus tard quand je pus enfin obtenir un nouveau rendez-vous ; après un nombre incalculable de démarches infructueuses.
J’étais abasourdi ! Je pensais que le temps avait joué en ma faveur, mais je m’étais totalement trompé. Ma condamnation était signée.
– Le Président ne veut rien entendre, m’avoua l’ambassadeur sur un ton gêné. Il faut dire que ces jours-ci il a fort à faire. Il vient tout juste de repousser une invasion de jeunes rebelles et…
Déjà, je ne l’écoutais plus.
Je ressortis de la chancellerie tout à fait désespéré en me demandant ce que j’avais fait au Ciel pour qu’un si grand malheur me tombe sur la tête. Maintenant, qu’allais-je pouvoir faire pour me sortir de ce gouffre affreux dans lequel j’avais basculé et qui semblait vouloir m’entraîner sur les chemins de la démence.
La folie ! Oui, la folie, voilà ce qui me tendait les bras à tout moment.
Et je repris ma vie de vagabond ; cette fois dans les rues de Rio. Maintenant que j’avais tout raté et perdu tout espoir de retour je n’osais plus du tout renoué le contact avec ma famille. Il me restait tout de même des vestiges d’orgueil et de dignité malgré mon statut officiel de clochard et de sans domicile fixe (SDF), mangeant dans les cantines populaires ou passant tout simplement des jours à jeun et dormant dans des abris de fortune.
Souvent, il me prenait l’envie de me mettre à courir en hurlant « Abas Duvalier ! » de toutes mes forces, mais quand je me rendais compte, à temps, que ce qui me pendait au nez c’était l’asile, je m’abstenais.
Les barrières de la langue se faisant de plus en plus sentir, je décidai de regagner un pays hispanophone. Mais, hélas, j’attendis vainement pendant des lunes qu’une occasion de ce faire puisse se présenter. Comme quoi, on ne trouve jamais la même aubaine deux fois. J’étais bel et bien prisonnier au Brésil.
La Guyane française était à deux pas (façon de parler) et on s’y exprimait dans la langue de Molière. Je tentai ma chance.
Mon aventure à Saint-Georges de l’Oyapoque ne dura que trois mois. Le temps de me rendre compte que la traque que me faisaient les gendarmes français partis à la poursuite des sans-papiers qui arrivaient par le fleuve « Oyapoke » qui séparait le Brésil de la Guyane, allait finir par avoir raison de mon pauvre cœur déjà fortement éprouvé. Au moins, si c’était la déportation pure et simple qui m’attendait comme cela se passe aujourd’hui ; je me serais fait un plaisir de me faire attraper. Mais c’était le bagne que je risquais ! La réputation du bagne français de la Guyane, de la prison du Saint-Laurent du Maroni était connue du monde entier depuis longtemps. Quand on me renverrait enfin dans mon pays (si toutefois cela se faisait) ce ne serait que pour me faire exécuter par les sbires du régime en place. Vivre comme un clochard était encore préférable à ce triste sort. Et, l’apprentissage du portugais m’apparut, subitement, comme quelque chose de relativement facile.
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Je vécus deux ans à Rio entre espoir et désespoir. Puis, un jour, j’entrevis une lueur dans les ténèbres après avoir souffert comme un damné toutes les affres de l’enfer.
Tout à fait par hasard un jour, dans la rue, une fillette se fit renverser par un chauffard non loin de l’endroit où j’avais élu domicile pour gagner de quoi « vivoter ». La pauvre petite était mal en point avec une vilaine blessure au front et à la jambe. Son sang coulait à flots et les secours tardaient à arriver. Si rien n’était fait dans les secondes à suivre, elle risquait d’y laisser sa peau.
Il fallait immédiatement faire une pose de garrot sinon l’hémorragie allait lui être fatale.
En un rien de temps, je retrouvai mes réflexes de médecin. Je pris la situation en main sous le regard ébahi d’une foule de badauds curieux. Je déchirai ma chemise avec mes dents et je posai le garrot avec une incroyable dextérité pour quelqu’un qui devait avoir perdu la main. Avec autorité, je donnai l’ordre de me trouver tout de suite de quoi faire une attelle de fortune et d’aller en pharmacie me chercher de quoi apporter les premiers soins à cette jeune vie. Les gens, en regardant mon accoutrement de clochard, ne réagirent pas dans l’immédiat. Mais, lorsque je leur laissai entendre que j’étais médecin et qu’il fallait me faire confiance, quelque chose dans mon ton les convainquit de la pertinence de mes propos. Ils eurent tôt fait de comprendre que je n’étais pas un bluffeur qui voulait tout juste impressionner la galerie. La précision de mes gestes au moment où je fis le garrot et posai l’attelle de fortune à la jambe cassée et blessée de cette enfant acheva de plaider ma cause.
Chez l’apothicaire le plus proche, ils s’approvisionnèrent illico en matériel médical et j’eus de quoi sauver l’accidentée. Mes doigts encore habiles malgré les années d’inactivité firent des merveilles. Quand j’eus terminé, un chauffeur de taxi, admiratif, nous proposa de nous conduire à l’hôpital de proximité.
En un temps record, nous fûmes sur place. Je donnai des directives précises à l’équipe d’urgence venue à notre rencontre afin que ma petite malade soit totalement hors de danger le plus vite possible.
Tout marcha comme sur des roulettes et les médecins vinrent me féliciter, car, à leur avis, j’avais fait preuve d’un professionnalisme extraordinaire. Grâce à moi cette jeune vie était sauve.
J’étais très fier de mon initiative, du fait que malgré le temps écoulé je n’avais nullement perdu la main. En même temps, une vague de nostalgie m’avait submergé et me faisait cruellement sentir la morsure de ma solitude et de mon éloignement, de ma défaite et de mon isolement. Avoir tout abandonné pour partir à l’aventure ? Aujourd’hui, je m’en mordais les doigts. J’avais volontairement dit adieu à une brillante carrière pour des chimères ! Trois fois rien !
Le médecin qui venait d’opérer la fillette, un orthopédiste de renom d’après les dires des infirmières, sortit satisfait de la salle d’opération et vint lui aussi me congratuler d’une franche poignée de main.
– Mes compliments, cher ami, vous avez fait du beau et bon travail, me dit-il chaleureusement.
À ses côtés, se tenait un individu tout sourire qui s’empressa de me complimenter en me serrant dans ses bras.
– Je vous dois une reconnaissance éternelle, murmura-t-il, la voix nouée par l’émotion, vous avez sauvé ma fille et ça, je ne l’oublierai jamais !
Et, il m’invita à prendre un drink dans le restaurant contigu au centre hospitalier.
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Devant un verre de vin de choix (cela faisait tellement longtemps depuis que je ne buvais que du vin de piètre qualité), je racontai ma vie de ces dernières années à cet inconnu curieux de tout savoir de l’homme qui avait soustrait son enfant d’une mort certaine. Il voulait surtout comprendre comment un type qui avait fait sa médecine pouvait traînailler, en piteux état, dans les rues de Rio.
Comme une digue qui se rompt, les mots sortirent de mes lèvres avec un extraordinaire débit. Un flux presque intarissable. J’exposai tout !
Il m’écouta dans un silence recueilli en hochant légèrement la tête de temps à autre.
Quand je terminai mon incroyable récit, il avait l’air totalement catastrophé et il dit :
– Pour vous prouver toute ma reconnaissance, je vais faire l’impossible afin que puissiez recouvrir votre dignité d’homme, Monsieur Baussan !
À ces mots, une grande joie s’empara de tout mon être. Je n’en croyais pas mes oreilles.
– Vous pouvez m’aider à rentrer dans mon pays, demandai-je, ému jusqu’aux larmes.
Je déchantai vite !
– Ah, non, ça, je ne le peux pas. Mais, par contre, j’ai un ami qui dirige une ligne aérienne ; je peux intervenir auprès de lui afin qu’il vous engage. Alors, vous pourrez avoir un salaire décent et vivre, disons… plus confortablement…
C’était la meilleure nouvelle que j’avais entendue depuis des lustres. Je n’en revenais pas de ma chance soudaine. Le ciel, à travers ce type, acceptait enfin de m’aider.
– Je vais m’arranger de manière à ce qu’on ne vous réclame aucune pièce d’identité. Mais, au moins, vous pourrez reprendre goût à la vie…
Je me confondis en remerciements.
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Évidemment, le poste que l’on m’attribua ne fut pas celui de « directeur », mais celui d’un simple subalterne.
J’étais affecté au nettoyage des avions au sol.
Monsieur Pereirra, le directeur, d’un air contrit, m’avoua qu’il était désolé, vu mon niveau d’études, de ne pas pouvoir m’offrir mieux. Moi, j’étais plus qu’enchanté de cet emploi.
La cerise sur le gâteau, un logement m’avait été proposé dans l’un des hangars non loin du tarmac.
Le bruit des avions, au moment de leur décollage ou de leur atterrissage, au début, m’avait été insupportable, mais une semaine plus tard, Ô miracle, je m’y étais habitué, je ne les entendais plus !
Je nageais en plein bonheur. La compagnie avait une cantine et chaque jour j’avais droit à deux repas chauds. Dans ma situation, je n’aurais pas pu trouver mieux.
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L’idée ne me vint pas tout de suite, mais bien plus de trois mois plus tard. Oui, l’idée de profiter de mon emploi pour fuir vers Haïti germa dans mon esprit un beau matin de printemps comme une fleur.
J’étais en train de procéder au nettoyage des toilettes de l’un des gros porteurs quand soudain, dans un éclair, je pensai que cela aurait été une bonne cachette. Je n’avais qu’à m’y enfermer en affichant un écriteau « occupé » en espérant que les hôtesses ne songeront pas à l’utiliser elles-mêmes et quelques heures plus tard je débarquerais à Port-au-Prince.
À partir du moment où j’eus cet « éclair » de lucidité (comme j’aimais à me le répéter) je ne vécus que pour préparer mon grand voyage. J’ignorais ce que j’allais faire ou dire à mon arrivée à l’aéroport de Port-au-Prince, mais une chose était certaine : j’allais sauter le pas et fouler le sol natal quitte à me faire arrêter, mais je n’en pouvais plus de cet exil forcé qui avait déjà bouffé les plus belles années de ma vie et me condamnait à la plus affreuse misère physique et mentale.
Je ne saurais expliquer à quiconque cet état de fièvre total qui m’habita dès l’instant où le plan de fuite avait germé dans ma tête. Je ne dormais et ne mangeais pratiquement plus. Je passais mon temps libre à imaginer le moment des retrouvailles avec ma famille éludant systématiquement celui où j’aurais pu me risquer une arrestation par le corps de milice tout entier. En général, je n’étais pas un bigot, mais je priais maintenant avec une ferveur à faire pâlir de jalousie ma tante Gertrude, considérée par tous comme une « dédé legliz », une dévote des plus enragées.
Bouillant d’impatience, j’attendis donc, le moment opportun pour plier bagage.
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Puis, un jour, le soleil se leva en me faisant un clin d’œil complice. Je sus que le temps était arrivé de dire adieu au Brésil. Je venais de surprendre une conversation entre pilotes de ligne et il était ques- tion que l’un des avions fasse un vol presque direct vers la République Dominicaine pour y amener une importante délégation d’hommes d’affaires devant participer à un sommet économique, en faisant une courte escale en Haïti. C’était une bénédiction, car par ce fait les deux arrêts dans les Antilles françaises, la Martinique et la Guadeloupe, me seraient évités. Un véritable coup de chance. Une situation exceptionnelle ! De plus, j’étais affecté au nettoyage de cet avion pour le jour suivant. Les dés étaient jetés !
Le lendemain, je me rendis comme d’habitude au travail. J’allais m’acquitter de ma tâche en toute conscience comme à l’ordinaire. La seule différence avec les autres jours était que je ne redescendrais pas de cet appareil. À la vie, à la mort ! Advienne que pourra !
Mon cœur battait la chamade au moment où je m’engageai dans l’escalier qui menait à la carlingue de l’avion et une peur terrible m’étreignit. Je jetai un dernier coup d’œil derrière moi et dis un ultime adieu à ce pays où j’avais vécu, bon gré mal gré, pendant près de deux ans. Je fis une courte prière et m’en allai sans regret. Brusquement, dans un flash de quelques secondes qui fit bourdonner mes oreil- les, je me vis à l’aéroport d’Haïti en train d’essuyer les tirs de miliciens déchaînés. Mon corps criblé de balles s’affaissait mollement, dans un affreux ralenti, sur le bitume chaud de la piste d’atterrissage.
Je chassai, d’un mouvement rapide de la tête, ces pensées lugubres et marchai d’un pas décidé vers mon destin. De toute façon, songeai-je, vivre comme je le faisais depuis ces interminables mois, c’était comme un peu mourir !
Mon scénario fonctionna parfaitement bien. Le ménage de l’avion terminé, mes camarades quittèrent l’appareil tandis que moi, trompant la vigilance de mon chef d’équipe je m’enfermai, tel que prévu, dans les toilettes ; le cœur cognant très fortement dans ma poitrine. Et là, ma très longue attente commença. Je savais que le moment le plus dur serait celui qui précéderait le décollage. En priant, j’écoutais attentivement le remue-ménage ordinaire de la carlingue afin de déceler la moindre fausse note. Tout avait l’air normal, tout se passait bien. Je poussai un ouf de soulagement au moment où j’entendis le commandant de bord annoncer l’imminence du départ, tandis que le grand oiseau de fer roulait de plus en plus vite sur son tapis de béton. Quand les roues quittèrent le sol, je reçus une onde de choc dans tout mon corps. J’avais envie de hurler de bonheur. La première partie de mon plan avait réussi. Même si j’étais découvert en cours de route l’avion ne reviendrait nullement à son point de départ seulement à cause de moi.
Cela faisait quand même des heures d’enfermement dans un espace plutôt restreint, mais je n’en avais cure sentant venir la fin prochaine de mes malheurs. Du moins, je tentais de m’en persuader et cette pensée était plus que réconfortante. Dieu, pourvu que les hôtesses ne remarquent que l’un des lieux d’aisances affichait l’écriteau « occupé » depuis le début du voyage, elles perdraient certainement leur sourire à la vue du voyageur clandestin que j’étais. Dans ma position, je n’avais qu’un avantage et celui-ci était de taille : je n’avais pas à me soucier de me rendre aux toilettes, j’y étais déjà ! Mais, ironie du sort. Je passai toutes ces heures, le stress aidant, sans éprouver aucun besoin physiologique.
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Ce voyage fut pour moi le plus long du monde et ceci à bien des égards. Un cœur qui cogne tel un métronome pendant des heures n’est sûrement pas monnaie courante. L’angoisse et moi, cela faisait longtemps depuis que nous ne faisions qu’un.
Cela arriva bien en deux ou trois fois que quelqu’un frappât à la porte de ma cachette. Mais, je me gardai astucieusement de répondre. À un certain moment, une hôtesse qu’une vieille dame avait avertie d’une longue station d’un voyageur dans les toilettes m’adjura d’ouvrir immédiatement afin de s’assurer que tout allait comme il faut. Je dus, à mon corps défendant, entrebâiller la porte afin qu’elle me voie bien vivant et je lui expliquai qu’une mauvaise digestion était responsable de mon séjour prolongé dans ce lieu d’aisances et lui promit de vider celui-ci dès que mon malaise se dissiperait. À ces mots, elle me pria de prendre mon temps. Évidemment, pour le personnel de bord il était préférable que je m’éternise là, plutôt qu’ailleurs. De corvée, personne n’avait envie d’en faire !
À partir de ce moment, je bénéficiai d’une paix royale.
Encore une quinzaine de minutes, et l’appareil se poserait sur le sol d’Haïti. Heureusement que le vol n’était pas bondé, car l’hôtesse se serait aperçue très vite que j’étais de trop.
La chance m’accompagnait !
Enfermé dans mon étroite cellule je ne faisais que prier.
Quand les roues de l’avion rentrèrent en contact avec le sol de la mère patrie, une émotion dévas-tatrice s’empara de tout mon être. J’avais les larmes aux yeux.
J’attendis que l’appareil s’immobilise totalement sur la piste et que les voyageurs, bouillants d’enthousiasme, fassent les préparatifs en vue de leur débarquement dans un tohu-bohu total pour m’extirper de ma cachette.
Comme il était bon d’être enfin… libre !
Je me mêlai à la foule de touristes en bermudas et chemises imprimés de plages immaculées et de cocotiers.
L’hôtesse qui procédait au débarquement fronça les sourcils en m’apercevant comme si elle ne se souvenait pas m’avoir vu pendant le voyage. Je lui fis un petit clin d’œil malicieux qui lui arracha un sourire. Et je passai ma route en songeant que mon costume beaucoup trop ample avait bien failli me faire prendre.
Je franchis la dernière étape pour sortir de l’ap- pareil le cœur de nouveau étreint par une sourde angoisse en pensant à l’accueil qu’on allait peut-être me réserver.
Mon destin se jouerait à quitte ou double dans les prochaines minutes.
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Le soleil de mon île m’éclaboussa de son ardeur. Ce fut comme une morsure sur ma peau. Mais, loin de me gêner, cela me fit énormément de bien. Je respirai à pleins poumons l’air du pays et contem- plai avec plaisir le Morne L’hôpital qui sur- plombait la ville en essayant de lutter contre la nos- talgie dévastatrice qui tentait de reprendre possession de moi. J’étais peut-être en train de vivre les derniers moments de mon existence. Au moins, j’étais revenu chez moi et si je devais mourir je le ferais sur le sol originel. Toutefois, deux questions s’imposèrent à moi : aurais-je le temps d’embrasser ma mère avant de partir pour l’au-delà ? Aurais-je le temps de faire comprendre à mon père que je ne lui avais jamais menti ?
Ironie du sort, tout ce désastre était advenu parce que je voulais prouver à une fille que je pouvais survivre à son abandon. Je me demandais quel genre de réaction elle aurait eue en me voyant en tenue de clochard traînaillant dans les rues de Rio. Si quelqu’un lui avait appris ma mésaventure, c’est sûr qu’elle s’était tordue de rire. Moi, l’homme sans peur réduit à sa plus simple expression. Je me sentis soudain totalement diminué et j’avais mal jusqu’aux tréfonds de moi-même.
C’est un pied tremblant que je posai sur le sol de ma terre tandis qu’un puissant vertige s’emparait de tout mon être.
Brusquement, alors que je ne m’y attendais pas du tout, une soudaine musique se fit entendre ce qui provoqua un grand sursaut chez moi. Ce n’est qu’à ce moment que j’aperçus une fanfare en tenue d’apparat non loin des locaux du bureau d’immigration. L’orchestre maintenant entonnait la Dessalinienne, l’hymne national du pays. Dans ma poitrine, le rythme de mon cœur explosa et mon sang se glaça, car j’assistais sous mes yeux médusés à l’entrée sur la piste d’une bonne centaine de makoutes en rangs serrés et au pas de parade.
Un véritable comité d’accueil.
Mes genoux tremblèrent si fortement que je fus bien incapable de faire un nouveau pas en avant. Je m’accrochai à la rampe de la passerelle pour ne pas m’effondrer, en enviant les touristes américains qui déjà poussaient des cris de joie et dégainaient leur kodak. Eux, tout ce qu’ils voulaient c’était de l’exo- tisme et ils étaient servis.
J’entendis le commandant de la petite troupe gueuler : « Bataillon, garde à vous ! » Je sentis com- me une chape de plomb recouvrir mes épaules et je fus bien incapable de me mouvoir dans l’immédiat. Dans un bruit de bottes et de cliquetis d’armes ef- frayant, les hommes exécutèrent l’ordre donné.
Quand on a peur, l’imagination s’emballe très vite. Un instant, je pensai que tout ce comité « d’accueil » était là pour moi ; que je faisais face à mon propre peloton d’exécution !
Mon sang se retira totalement de mes veines.
À ce moment précis, je n’avais plus qu’une envie : rebrousser chemin au plus vite et remonter en vitesse dans l’avion. Mais, les hôtesses encore debout sur les premières marches de la passerelle obstruaient le passage en jacassant gaiement. Quel prétexte crédible pourrai-je évoquer pour justifier mon retour dans le jet ? Aucun ! Ces dames sentirent mon hésitation et ignorant tout du drame que j’étais en train de vivre, m’adressèrent de joyeux sourires pour m’encourager à aller de l’avant.
J’amorçais déjà un mouvement de retour à ma position première quand je me rendis compte que deux hommes en costumes et cravates se dirigeaient vers ma personne. « Mon Dieu, c’en est fait de moi ! » me suis-je dit, fermant les yeux et en avalant péniblement ma salive. Si j’avais des doutes concernant le premier « comité d’accueil », ils s’envolèrent à l’apparition du second. Si je souffrais de paranoïa j’aurais déduit tout de suite que quelqu’un m’avait dénoncé, mais puisque nul n’était au courant de mon plan de fuite… Comment les services secrets avaient-ils deviné que je ne détenais pas de passeport ? Dans ma situation, toute logique m’avait abandonné depuis fort longtemps.
Les hommes costumés étaient maintenant pres- qu’à ma hauteur.
Mon corps tout entier fut agité d’un grand tremblement, quand j’entendis l’un d’eux m’interpeller avec familiarité comme on le fait en général lorsqu’on rencontre une vieille connaissance :
– Hey, mais, c’est Freddy ! Comment ça va, mon vieux ? Ça fait très longtemps depuis qu’on s’est vu ?
Je restai un instant fiché en terre par la surprise.
Les muscles de ma mâchoire qui s’étaient crispés sous l’effet du stress se détendirent subitement. Cet homme je le connaissais, c’était Alexandre Coutard, un ami de mon frère Jerry.
Au temps du Bac, il venait souvent étudier à la maison.
– Ah, Alexandre, comment vas-tu ? Demandai-je, totalement soulagé.
– Qu’est-ce que tu fabriques ici ? S’étonna-t-il.
En une fraction de seconde, me vint à l’esprit la réponse la plus crédible qui soit.
– Je devais récupérer quelqu’un qui arrivait par ce vol, mais je ne l’ai pas vu descendre de l’avion. Alors, je suis venu jusqu’ici, voir ça de plus près.
– Quoi, s’exclama-t-il surpris, la sécurité t’a laissé pénétré jusqu’ici ? C’est incroyable !
Je jouai la désinvolture.
– Mon cher, tu sais bien que tout dans ce pays est une question de contacts et de relations…
– Dis plutôt que c’est une affaire de pot-de-vin et tu as dû payer cher, lâcha-t-il en éclatant de rire. Car, aujourd’hui, personne n’aurait couru le risque de te faire cette faveur. Le Président de la République en personne sera présent dans quelques minutes pour accueillir un chef d’État étranger en visite officielle et je t’assure que c’est : « plumes ne grouillent ». La sécurité a été renforcée au maximum… et les miliciens sont plutôt nerveux ces jours-ci à cause de la rumeur d’une éventuelle invasion du territoire par des Kamokins. Là où sont les VSN la mort rôde toujours… n’est-ce pas ? Et ça, personne ne saurait le contredire.
Alors là, c’était bien mon jour !
– Dis donc, elle doit être drôlement belle pour te fouler ainsi la rate, poursuivit-il hilare, en me lançant un clin d’œil complice.
– Oui, très belle, répondis-je en saisissant la chance au vol, la huitième merveille du monde, vraiment !
– Je vois, je vois, mon vieux, ça valait le coup dans ce cas, car tu as pris un risque extraordinaire. Tu aurais pu te faire tuer. Mais, que ne ferait pas un homme pour la femme de ses rêves ? ajouta-t-il riant toujours. Je suis affecté à la sécurité des avions au sol. Je vais m’assurer qu’il n’y a plus personne à bord et je rapplique.
Il grimpa l’escalier en courant, son coéquipier à ses trousses.
Mon cœur continuait de battre sourdement dans ma poitrine et les veines de mes tempes enflaient dangereusement.
Comment allais-je pouvoir sortir de ce nouveau pétrin ? me demandai-je, au bord de la panique.
Alexandre revint quelques minutes plus tard et m’annonça en riant :
– L’oiseau s’est envolé ! J’espère seulement pour toi que ce n’est pas avec un autre !
– Mon Dieu ! Quelle déveine, elle m’a pratiquement filée sous le nez, dis-je simulant la furie.
– C’est toujours comme ça, mon vieux, on n’est jamais seul à ne pas être aveugle dans ce bas mon- de, malheureusement, et les belles en profitent ! Allez, viens, je te raccompagne dehors, car je suis certain que tu ne retrouveras plus celui qui t’a laissé passé. D’ailleurs, il s’en fout de savoir comment tu allais ressortir, son argent est déjà au fond de ses poches. Heureusement pour toi que j’ai la possibilité de te tirer de ce mauvais pas. Bon, on y va, le Président sera bientôt là ; il n’y a pas une minute à perdre.
J’étais abasourdi. Une telle chance était même impensable, voire insolente.
Je me retrouvai ainsi escorté par deux membres de la police spéciale donc « logiquement » je n’allais pas passer les services d’immigration. Personne ne pouvait me réclamer mes pièces d’identité puisqu’encore une fois « logiquement » je n’étais pas un voyageur.
J’avais peur et de grosses gouttes de sueur se formèrent à la vitesse de l’éclair sur mon front.
Des hommes, portant des lunettes noires et des foulards rouges au cou, montaient la garde devant la porte que nous devions franchir pour quitter l’aéroport.
J’avançais le corps secoué de trémulations.
En arrivant à leur hauteur, Alexandre et son partenaire exhibèrent leur badge de policier et on leur ouvrit le passage. Je m’enfonçai dans leur sillage, mais au dernier moment une main, non amène, me retint.
– Vous, qui êtes vous ? Tonna une voix qui me sembla sortir de l’enfer.
Mon cœur se brisa en mille morceaux.
Alexandre se retourna vivement et dit, l’air de rien :
– Ah, j’oubliais, c’est mon nouveau collaborateur au bureau des recherches criminelles. Il est en stage et à cause de la journée exceptionnelle d’aujourd’hui on n’a pas eu le temps de lui faire faire un insigne. Vous pouvez le laisser passer, je me porte garant de lui !
L’homme aux lunettes noires ne broncha pas. Sa main, tel un étau, écrabouillait mon épaule et je pouvais voir les contractions nerveuses des muscles de sa mâchoire.
Plusieurs secondes s’écoulèrent sans que mon bourreau ne réagisse. Puis, brusquement, il décida de lâcher prise.
C’est les dents serrées qu’il cracha à Alexandre :
– La prochaine fois, veille à ce qu’il ait au moins un laissez-passer, sans quoi il ira droit au Fort Dimanche ou à la potence !
– Ne vous en faites pas, pas la peine de s’énerver, dès cet après-midi on va s’en occuper. Merci ! Ah, maudite précipitation, marmonna-t-il à l’intention de son camarade de travail pour mieux rendre crédible ses excuses.
Et ils se remirent en route en feignant une totale indifférence à mon endroit.
Je rajustai ma veste et adressai, exprès, un sourire un peu bête aux « lunettes noires » qui continuaient de me dévisager et repris ma marche, dans le sillage d’Alexandre, vers la liberté non sans encore quelques appréhensions. Tout pouvait basculer à n’importe quel moment.
J’avais déjà parcouru une demi-douzaine de mètres quand soudain j’entendis une très forte déto- nation.
Mes forces m’abandonnèrent de nouveau. Je sentis grelotter mes genoux et une douleur vive me déchira les entrailles.
Je crus même entendre le vent me murmurer : «Tu es fichu, mon vieux ! »
Et voilà, on avait découvert mon petit jeu, c’en était fait de moi pour de bon cette fois.
Je restai figé quelques secondes m’attendant au pire quand j’entendis une seconde déflagration et des ordres qu’on aboyait. Ce n’est qu’à ce moment que je compris que ces détonations n’étaient rien d’autre que les vingt-et-un coups de canon de rigueur lors des cérémonies officielles.
Pris d’un intense bourdonnement d’oreilles, j’eus subitement un très fort vertige. Je me sentis vaciller. À deux doigts du but, j’avais failli croire à l’échec.
Me sachant observé, et craignant que la moindre nouvelle hésitation puisse m’être fatale, je repris mon souffle et rassemblai le peu de forces qui me restaient encore pour continuer à avancer vers la… lumière, vers la liberté.
Je franchissais le pas de la porte de sortie quand j’entendis la fanfare entonner, cette fois, l’hymne présidentiel, annonçant ainsi l’arrivée du chef de l’État.
J’avais « Réussi », j’avais R É U S S I et j’avais peine à croire à ma soudaine bonne fortune après tant d’années de malheur.
Je me retournai une dernière fois et je vis les méchantes lunettes noires encore fixées sur moi.
Cet milicien, cruel, regrettait certainement de m’avoir laissé filer. Mais, il était bien trop tard pour qu’il change d’avis ; plus que quelques secondes et le Président serait sur les lieux.
– Garde à vous ! Tonna une voix pleine d’autorité.
C’était fait, déjà l’État-major de l’armée saluait l’entrée du couple présidentiel.
J’étais un homme LIBRE !
LIBRE ! LIBRE ! LIBRE !
Des larmes de bonheur inondèrent mes joues tan- dis que je me faufilais dans la foule bigarrée, ivre de joie et de clairin qui avait envahi les rues adjacentes. Une vraie marée humaine dansant et chantant aux sons de Vaksinns et de tambours de bandes de raravenues de Léogâne spécialement pour l’occasion.
Demain serait un jour nouveau pour moi !
Miami, Florida, le 20 décembre 2006
© Margaret Papillon
nouvelle parue in « Noirs Préjugés », nouvelles, 2010.