« Haïti dans tous ses états » : l’impossible entente!

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17 juin 2019 Rezo Nodwes

Dr Arnousse Beaulière, Économiste, Analyste politique, Écrivain

Le texte qui suit est un extrait de l’essai Haïti : Changer d’ère (L’Harmattan, 2016, p. 60-62) de Dr Beaulière. Notez bien que, si ce livre a été publié en novembre 2016, son contenu est plus que jamais d’actualité.

L’entente impossible 

Lundi 17 juin 2019 ((rezonodwes.com))– Comme le relevait l’éditorialiste Fritz Calixte, Haïti est le pays de la mésentente. « Durant 211 ans les élites haïtiennes n’ont pas su s’entendre sur une gouvernance stable du pays, régulée par des règles établies, acceptées par tous et pour le bonheur de tous.[1] »

En d’autres termes, elles n’ont pas su préserver les valeurs de la res publica. Ce bien commun autour duquel la Nation devrait se rassembler. Au contraire, depuis des lustres, c’est le fameux proverbe « depi nan ginen nèg pa vle wè nèg » (depuis la Guinée, avant même la traversée de l’Atlantique, à l’époque de l’esclavage et de la Traite négrière, les nègres s’entredéchirent) qui prévaut.

Certes, comme l’écrit Christiane Taubira, les esclaves, « ces hommes et ces femmes arrachés à l’Afrique et déportés à fond de cale plusieurs semaines durant ce qu’on a appelé ‘‘le passage du milieu’’, the middle passage, ont débarqué dans le monde inconnu des Amériques où ils ont été vendus et revendus, abrutis de travail et brutalisés », ont su donner une valeur à leur existence par leurs luttes héroïques pour la liberté, l’égalité jusqu’à la victoire finale du 1er janvier 1804, « prouvant ainsi que les pires violences ne parvenaient pas à leur ôter leur humanité[2] ».

Mais, hélas, « dans la construction de la cité, les héros d’hier se montrèrent fort souvent inférieurs au rôle nouveau qui leur était dévolu. […] C’est ainsi que des haines cristallisées, des préventions comprimées naquirent des divisions néfastes […], des tâtonnements, des heurts dans lesquels nous avons vécu pendant plus d’un siècle de vie nationale »[3].

Plus de deux siècles plus tard, face à la barbarie duvaliériste, la romancière Marie Vieux-Chauvet fit entendre « la voix claire et pure d’une romancière lucide et indomptable » qui « expose les ficelles pourries de la dictature »[4] : « La misère, l’injustice sociale […] ne disparaîtront qu’avec l’espèce humaine […].

Par quel miracle ce pauvre peuple a-t-il pu pendant si longtemps rester bon, inoffensif, hospitalier et gai malgré sa misère, malgré les injustices et les préjugés sociaux, malgré nos multiples guerres civiles ? […] La haine entre nous est née.[5] » Ainsi de la haine, du mépris des masses populaires pour les « Zelite sans âme ni conscience »[6] qui ont depuis longtemps des pratiques anti-démocratiques, pour préserver leurs intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.

Ces pseudo-élites[7] s’avèrent antirépublicaines car, comme l’affirme Jean-François Kahn, « là où le républicain privilégie l’universalisme, l’anti-républicain promeut le communautaire, le tribal, le catégoriel et le clanique[8] ». L’anti-républicanisme de classe dominante composée, pour une large partie, de la bourgeoisie rentière[9] se révèle à travers son fonctionnement économique et social. On sait, avec l’écrivain Lyonel Trouillot, que, de longue date, cette bourgeoisie « ne contribue pas à la construction d’une éthique républicaine.

Car, même quand elles les violent, les bourgeoisies sont obligées de proposer des normes républicaines. […] Elles y ont été obligées par l’histoire, par la force des mouvements revendicatifs dans les sociétés capitalistes occidentales »[10]. Elle préfère investir ses avoirs à l’étranger, en République dominicaine, aux Etats-Unis et en Amérique centrale, plutôt que de les faire fructifier in situ en créant des emplois, notamment pour les jeunes.

La rubrique « Haïti dans tous ses états » est un espace de décryptage, d’analyse et de mise en perspective de l’actualité haïtienne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. C’est aussi un espace de rencontres avec celles et ceux qui font parler d’Haïti autrement, positivement. 


[1] Fritz Calixte, « Haïti, l’entente impossible », op. cit.

[2] Christiane Taubira, L’esclavage raconté à ma filleop. cit., p. 88.

[3] Jean Price Mars, Une étape de l’Evolution haïtienne, cité par Frantz Douyon, Haïti : de l’indépendance à la dépendance, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 48.

[4] Dany Laferrière, « Postface », in Marie Vieux-Chauvet, Amour, Colère et Folieop. cit., p. 493.

[5] Ibid. p. 17.

[6] Cette expression est empruntée à Pascale Doresca. Zelite en créole désigne ici de façon ironique « les élites » en français. Voir Pascale Doresca, « Le ‘‘leadership haïtien’’ existe-t-il ? », Parole En Archipel, 3 juillet 2015.

[7] Ce concept est en rapport avec la structure et le fonctionnement d’une société fondée sur la force et la violence (la ruse et le marronnage) : c’est-à-dire en dehors de toute perspective de promesse, d’alliance et de contrat.

[8] Jean-François Kahn, « Que signifie être républicain ? », Marianne, 29 mai au 4 juin 2015.

[9] Michel Soukar, Radiographie de la « bourgeoisie haïtienne » suivie de : Un nouveau rôle pour les « élites haïtiennes » au 21e siècle, Pétion-Ville, C3 Editions, 2014. Voir aussi Fritz Jean, Haïti, la fin d’une histoire économique, Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti (EdUEH), 2013. 

[10] Lyonel Trouillot, « L’affaire Brant ou le prix symbolique du fonctionnement social et économique de la bourgeoisie », Parole En Archipel, 14 août 2014.